Play it again, Sam

tout le cinéma que j’aime

Three Billboards, les panneaux de la vengeance (Three Billboards outside Ebbing, Missouri) – de Martin McDonagh – 2017

Classé dans : * Thrillers US (1980-…),2010-2019,McDONAGH Martin — 7 décembre, 2024 @ 8:00

Three Billboards

On pense aux frères Coen, bien sûr, devant ce film noir de l’Amérique rurale. A Fargo, en particulier, avec ses personnages bas du front, cette distinction traînante des coins les plus reculés, et la présence de Frances McDormand, là aussi récompensée par un Oscar (un troisième suivra, pour Nomadland).

On n’y pense, en fait, que durant les premières minutes. Parce que très vite, c’est un autre ton qui s’impose : celui, pas loin d’être aussi singulier, de Martin McDonagh, qui impose film après film une singularité passionnante, une manière finalement très élégante d’évoquer les sujets les plus sombres, de filmer les personnages les plus fracassés, sous un vernis cocasse qui retient constamment l’émotion.

Non pas qu’elle ne soit pas là, l’émotion. Elle est même bien présente, fichée au creux de l’estomac de la première minute. Mais en s’attardant au grotesque des situations, aux expressions souvent ahuries de ses anti-héros, McDonagh contient cette émotion dans son cocon, laissant au final un sentiment profond, et multiple.

Une sorte de bien-être, presque, l’impression d’avoir assisté à la naissance de quelque chose, à la fin d’un film où il n’est pourtant question que de morts, de déchirements, de renoncements, de haines refoulées… Frances McDormand en est le cœur à peine vibrant : une mère pleine de colère depuis que sa fille a été assassinée, quittée par son mari, méprisée par son fils, délaissée par la police locale…

C’est à elle, la police, qu’elle s’en prend lorsque commence le film : en louant trois immenses panneaux publicitaires dénonçant l’inefficacité des enquêteurs, accusant nommément le chef de la police dont elle sait pourtant qu’il est mourant. Pas facile d’aimer cette femme, symbole de la mère courage mais souvent aveuglée par sa colère. Surtout que le chef de la police est un type plutôt attachant, bon mari, bon père de famille, joué par un Woody Harrelson tout en sensibilité.

Il n’aurait pas volé un Oscar du second rôle, le Woody. Pas de bol pour lui : c’est Sam Rockwell qui l’a décroché, toujours pour 3 billboards. Ce qui est, aussi, amplement mérité (on donnerait bien des récompenses à tout le monde, c’est ce qu’on appelle la pédagogie positive) : hallucinant dans le rôle d’un flic raciste et violent, totalement étouffé par une mère castratrice, mais qui révèle tardivement une humanité inattendue, et bouleversante.

C’est toute la force du cinéma de Martin McDonagh : jouer avec la complexité de personnages borderline, sous le couvert du drame, de la comédie et du film de genre. Et mine de rien, la peinture qu’il livre de cette Amérique rurale profonde est d’une richesse étonnante, déjouant tous les stéréotypes, et toutes les facilités.

Tire-au-flanc 62 – de Claude de Givray (et François Truffaut) – 1961

Classé dans : 1960-1969,DE GIVRAY Claude,TRUFFAUT François — 6 décembre, 2024 @ 8:00

Tire au flanc 62

Pour boucler l’intégrale Truffaut, on termine par un film qu’il n’a pas effectivement mis en scène, même s’il est crédité comme co-réalisateur. Et co-scénariste. Et producteur. Nouvelle adaptation d’un roman déjà adapté à plusieurs reprises, notamment par le grand maître de la Nouvelle Vague Jean Renoir en 1928, ce Tire-au-flanc 62 marque les débuts derrière la caméra d’un homme incontournable dans la carrière de Truffaut.

Claude de Givray, donc, grand ami de François, dont il a été l’assistant réalisateur pour son court métrage Les Mistons, et dont il a été le co-scénariste pour Baisers volés et Domicile conjugal. De Givray revient alors d’Algérie, lorsque son copain, qui vient de créer sa boîte de production (Les Films du Carrosse, clin d’œil à un autre film de Renoir, Le Carrosse d’Or), l’incite à réaliser son propre film, dont lui-même sera à la fois la caution, le co-scénariste (avec aussi l’auteur du roman, André Mouëzy-Eon, qui fait également une apparition) et le conseiller technique.

On est clairement dans le comique troupier : un décor quasi-unique, celui d’une caserne où s’entraînent de jeunes recrues confrontées aux règles de l’armée. Au cœur de ce microcosme imposé : un jeune homme à particule des beaux quartiers, et celui qui était son chauffeur et homme à tout faire dans le civil.

Il y a bien une critique pleine d’ironie et un peu acerbe de la chose militaire, mais le film reste toujours très bon enfant, mettant surtout en valeur l’esprit de camaraderie, l’ambiance de troupe, qu’incarnent parfaitement de jeunes comédiens inconnus venus du même cabaret, autour du chanteur fantaisiste Ricet Barrier, qui incarne avec bonhomie le chauffeur qui prend sous son aile avec beaucoup de bienveillance son « maître », d’abord ridicule, puis très vite touchant.

Le film est parfois un peu cruel, mais sans se départir de son aspect souriant, à l’image de la présence très décontractée et très légère de Ricet Barrier, et de l’autorité très relative d’un Jacques Balutin (seul acteur habitué aux caméras) en « grand frère » de la chambrée. On remarque aussi particulièrement l’apparition d’un tout jeune Cabu, déjà dessinateur et déjà le sourire espiègle aux lèvres.

Il y a en tout cas un vrai rythme dans cette petite chose amusante et bourrée de référence à la Nouvelle Vague : l’apparition de Truffaut, celle de Pierre Etaix, comme un clin d’œil au cinéma de Tati dont il était le gagman, la séquence de rêve autour d’une Bernadette Lafont jouant avec son image d’incarnation hyper-sexuée de la Nouvelle Vague… Plus curieux : cet avion qui trace les mots « Cahiers du Cinéma » dans le ciel. Plus convaincant : l’utilisation des décors réels et des événements de la rue (le 11 novembre à Paris, le carnaval de Nice). Très Nouvelle Vague.

En fanfare – d’Emmanuel Courcol – 2024

Classé dans : 2020-2029,COURCOL Emmanuel — 5 décembre, 2024 @ 8:00

En fanfare

C’est pas tous les jours que les grandes comédies populaires sont chroniquées sur ce blog. Mais celle-ci réussit là où la plupart des autres ne font pas même mine d’essayer : associer la popularité du propos et un vrai regard d’auteur. Bref (et hélas), presque une comédie à l’ancienne.

C’est aussi une comédie qui va à l’essentiel, et qui ne perd pas de temps en introductions interminables. Quelques minutes seulement : c’est le temps qu’il nous faut pour qu’on fasse la connaissance du grand chef d’orchestre joué par Benjamin Lavernhe, pour qu’il découvre qu’il a une leucémie, que sa sœur n’est pas compatible pour une greffe de moelle, que sa sœur n’est pas sa sœur, qu’il a été adapté, qu’il a un frère, et que ce dernier (Pierre Lottin) est musicien dans une fanfare du Nord.

C’est beaucoup d’informations, c’est raconté avec une efficacité et une économie de moyens digne des grands maîtres classiques de la comédie américaine, et c’est, déjà, à la fois touchant et drôle. Et ça aussi, c’est beaucoup. Bon… Emmanuel Courcol n’est pas Lubitsch : il n’en a ni le rythme, ni la drôlerie. Mais l’homme est nettement plus proche d’un Pierre Salvadori que d’un Etienne Chatiliez. Ce qui est bien.

La comparaison avec Chatiliez est un peu facile, c’est vrai : les deux frères, le choc des cultures, la question de savoir ce qu’on serait devenu si on était né dans une famille plus aisée, ou plus populaire… Ces thèmes au cœur d’En fanfare étaient déjà ceux de La Vie est un long fleuve tranquille. Mais il y a, derrière le rire de façade, une émotion et une bienveillance qui touchent au cœur.

Certes, le scénario emprunte parfois des voies un peu faciles. Et la musique qui unit (ou éloigne ?) les deux néo-frères est une idée à la fois belle et assez peu crédible. Sur le papier. Mais ces facilités de scénario disparaissent à l’écran, un peu par la grâce d’une mise en scène élégante et à hauteur d’homme, et beaucoup par celle des acteurs, tous très justes.

Le duo de frères, surtout, est particulièrement touchant. Benjamin Lavernhe « de la Comédie française » est un excellent acteur, ce n’est pas une découverte : il apporte à son personnage une intensité et une douceur parfaites. Pierre Lottin, que je ne connaissais pas (pas vu Les Tuche, pas remarqué dans La Nuit du 12 – « oh ! C’est l’acteur de Lupin ! » m’apprend mon fils de 12 ans), est absolument bouleversant dans le rôle de ce frère un peu frustre.

C’est avant tout grâce à eux que En fanfare est un film si enthousiasmant. Dont on sort, euphorique et la boule dans la gorge, avec la surprise de redécouvrir que Le Boléro de Ravel peut être un morceau bouleversant quand il renoue avec ses origines ouvrières.

Napoléon – d’Abel Gance – 1927 (restauration 2024)

Classé dans : 1920-1929,2020-2029,FILMS MUETS,GANCE Abel — 3 décembre, 2024 @ 8:00

Napoléon 1927

Voilà le film le plus long de ce blog : près de 7h30 de projection. Peut-être même le plus ambitieux, le plus énorme, et le plus mythique. Et c’est pourtant un film inachevé, ou plutôt le premier volet d’une immense saga qui devait retracer toute la vie de Napoléon jusqu’à sa mort. Parce que ces 7h30 hallucinantes se concentrent sur la jeunesse et l’ascension de Bonaparte, jusqu’au début de sa triomphale campagne d’Italie, en 1797.

Le Napoléon d’Abel Gance a toujours été un grand classique du cinéma, quelle que soit son montage (le plus récent et le plus complet, datant d’il y a une vingtaine d’années, dépassait déjà les 5h). Mais jamais, depuis près d’un siècle, on n’avait eu l’occasion de voir ce qui ressemble bien à la vision définitive de Gance, qui plus est avec une restauration qui frôle la perfection : 7h18 de film, donc, projeté en deux parties.

Au-delà de l’intérêt historique de la chose, Napoléon surprend et émerveille par l’ampleur de sa mise en scène, et par sa beauté visuelle assez hallucinante. A vrai dire, il semble bien qu’il n’y ait pas le moindre plan anodin dans cette fresque fleuve. C’est comme si Abel Gance (qui se réserve le petit rôle de Saint-Just) avait pensé chaque image comme une œuvre en soit. Pour dire ça autrement : il y a plus de cinéma dans une seule scène de Napoléon que dans la majorité des blockbusters actuels.

Voir Napoléon aujourd’hui impressionne d’ailleurs par cette ambition formelle, et par les moyens qui y sont déployés : des centaines, voire des milliers de figurants à l’écran, une reconstitution historique impressionnante, et surtout une invention formelle de chaque instant. On a beaucoup parlé du triple écran, innovation technique spectaculaire qui se résume à vrai dire au dernier quart d’heure, soulignant l’ampleur et la dimension quasiment mystique de la campagne d’Italie. Mais ce n’est finalement qu’une innovation parmi d’autres.

Un montage savant, des travellings dynamiques qui nous plongent au cœur de l’action et des drames, une caméra portée autrement plus convaincante que les excès du cinéma hollywoodien récent qui rendent l’action illisible… Ce n’est pas la première fois qu’Abel Gance signe une grande fresque qui est aussi du cinéma total : quatre ans plus tôt, La Roue était déjà un immense chef d’œuvre d’une invention et d’une maîtrise hallucinantes.

L’ambition est sans doute plus grande encore pour Napoléon. Et même s’il n’évite pas quelques longueurs (dans la partie finale surtout, qui flirte avec la grandiloquence), le film bénéficie d’un rythme incroyable, tout au long de séquences toutes mémorables. Dès la première : magnifique évocation de l’enfance de Bonaparte à l’école militaire de Brienne, avec une bataille de boules de neige homérique et la présence très symbolique (et émouvante) d’un aigle.

Le plus impressionnant : le siège de Toulon, sommet de mise en scène qui confronte la légende de l’homme aux horreurs des combats. Et voilà sans doute l’une des plus grandes batailles jamais filmées au cinéma. Parce que Gance y filme aussi bien le mouvement général des combats que les visages rageux et les corps détruits, avec un mélange d’efficacité et d’émotion inégalé.

Le film est ainsi une succession de grands moments, d’événements historiques plus ou moins romancés, qui sont aussi une manière de raconter la révolution française du point de vue de Napoléon. La manière dont Gance réussit à garder ce point de vue, alors que l’homme ne participait pas aux événements, est brillante : il filme Bonaparte installé à son bureau, dans un appartement qui domine la scène, manière de l’inclure dans le récit tout en l’en gardant à distance.

Gance accorde aussi beaucoup d’attention aux autres personnages, historiques pour la plupart, à commencer par sa rencontre avec Joséphine, et leur passion naissante. Mais les plus beaux personnages, ceux qui donnent du relief à ces figures historiques, ce sont les gens du peuple, en particulier la jeune femme jouée par Annabella (dans son tout premier rôle), jamais bien loin du futur empereur, qu’elle aime d’un amour secret.

La plus belle scène du film est, d’ailleurs, peut-être celle qui s’éloigne le plus des faits historiques. Ce moment où la jeune femme se laisse emporter par son imagination romantique : ses « noces » avec l’ombre si reconnaissable de Napoléon. La puissance de la mise en scène de Gance, entièrement au service de l’émotion… C’est beau.

On pourrait évoquer à peu près n’importe quel moment du film, tant il est riche. Ou simplement conclure : voir Napoléon dans cette version là est une expérience de cinéma rare.

Maverick : s.2 ép.19 – Duel at Sundown (id.) – épisode réalisé par Arthur Lubin – 1959

Classé dans : 1950-1959,EASTWOOD Clint (acteur),LUBIN Arthur,TÉLÉVISION,WESTERNS — 2 décembre, 2024 @ 8:00

Maverick Duel at sundown

Avant d’être un western parodique des années 90 avec Mel Gibson et Jodie Foster, Maverick était une série télé, dont le héros, un joueur de poker de l’Ouest, était incarné par James Garner. James Garner qui incarnera le père de son personnage dans l’adaptation cinématographique de 1994. La série est assez anecdotique, et a nettement moins bien vieillie que d’autres de la même période, comme Le Virginien ou, même Rawhide.

La série est restée inédite en France. Mais un épisode, au moins, figure dans quelques bouquins : le 19e de la deuxième saison, intitulé Duel at Sundown, dans lequel Maverick retrouve un vieil ami dont la fille s’est amourachée d’un jeune cowboy manipulateur et lâche. Et si cet épisode précis est important, c’est parce que le manipulateur en question est interprété par un certain Clint Eastwood.

C’est même le dernier rôle du jeune Clint avant ses premiers pas de vedette à part entière dans sa propre série, Rawhide, pour laquelle il venait de signer. Dans Maverick, il ne tient encore qu’un rôle secondaire, finalement assez mal écrit. Mais il y fait preuve d’un certain tempérament qui n’apparaissait pas dans ses tout premiers rôles, souvent nettement moins consistants.

L’épisode, pas transcendant et pas franchement trépidant, vaut surtout pour sa prestation. Et pour sa rencontre avec James Garner, qu’il retrouvera quarante ans plus tard pour Space Cowboys, autrement plus enthousiasmant.

La prochaine fois je viserai le cœur – de Cédric Anger – 2014

Classé dans : * Polars/noirs France,2010-2019,ANGER Cédric — 1 décembre, 2024 @ 8:00

La Prochaine fois je viserai le cœur

Avec son précédent film, L’Avocat, Cédric Anger s’était perdu en se vautrant dans l’hyper-référence, incapable de s’affranchir de ses références, cinéastes américains nettement plus doués que lui (Scorsese et ses Affranchis, justement). Avec La prochaine fois je viserai le cœur, son troisième long métrage, Anger reste fidèle au polar, mais évite cette fois les comparaisons évidentes.

C’est une histoire vraie en l’occurrence, un peu oubliée : une série de crimes (un meurtre, et cinq tentatives) commis dans l’Oise à la fin des années 1970 par un mystérieux agresseur qui s’avérera être l’un des gendarmes travaillant sur l’enquête. Ce qui n’est pas divulgacher le film, puisque c’est le point dudit gendarme-tueur qu’Anger adopte, quasiment sans jamais le quitter.

Et c’est la grande force du film : le choix de ce point de vue, qui nous place au plus près d’un homme obsessionnel et visiblement bourré de frustrations explosives, dont les crimes semblent totalement gratuits (ni vol, ni viol), et mus par une rage que l’homme ne peut contenir. Pas de psychologie facile non plus : Anger filme assez frontalement, factuellement.

Le résultat est évidemment très dérangeant, sentiment renforcé par la présence de Guillaume Canet, acteur généralement très sympathique, impeccable et glaçant dans le rôle de cet homme hanté, dangereux, et malade. Le film doit beaucoup à cette manière si quotidienne et si flippante en même temps d’incarner ce gendarme-tueur pathétique.

La VRP de choc (The First Traveling Saleslady) – d’Arthur Lubin – 1956

Classé dans : 1950-1959,EASTWOOD Clint (acteur),LUBIN Arthur,WESTERNS — 24 novembre, 2024 @ 8:00

La VRP de choc

« Well, I’m a lady »« You sure are, mâme ». Ce jeune soldat au grand sourire innocent, troublé comme un gamin maladroit devant les avances de Carol Channing, c’est Clint Eastwood, dans ce qui est l’un de ses rôles les plus conséquents d’avant Rawhide.

Il n’a qu’un second rôle, mais son nom apparaît en sixième position au générique (un rang plus loin que Francis in the navy, l’année précédente), et ses apparitions tout en niaisitude assumée sont incontournables pour tout fan de Clint. C’est d’ailleurs à peu près la seule raison valable de voir cette comédie westernienne qui n’a ni le côté trépidant d’un western… ni le côté simplement drôle d’une comédie.

La VRP de chox Clint

Il y a Ginger Rogers, quand même, dans le rôle de la première femme voyageuse de commerce, une sorte de militante des droits des femmes dans un monde très machiste, et dans un film très maladroitement féministe qui tape constamment à côté de la cible. Certes, les femmes y ont le dernier mot, mais toujours dans le cadre bien établi d’une relation traditionnelle dépendant largement des hommes : le mariage.

Tout ça est, tout de même, vaguement sympathique, et mené sans génie mais avec un certain rythme par Arthur Lubin, réalisateur mineur, mais important pour les débuts au cinéma (et à la télévision) d’Eastwood. Ce dernier étant la principale raison de revoir certains films d’un réalisateur dont les films sont, à quelques exceptions près (Impact surtout, mais aussi Des pas dans le brouillard), très dispensables. Dont celui-ci.

Au boulot ! – de Gilles Perret et François Ruffin – 2024

Classé dans : 2020-2029,DOCUMENTAIRE,PERRET Gilles,RUFFIN François — 23 novembre, 2024 @ 8:00

Au boulot

Il est un peu le Michael Moore français, en plus drôle et moins manipulateur, mais avec la même sincérité, et la même croyance dans la force du cinéma pour dénoncer, et pour tenter de réparer les injustices. Il est aussi le député de mon petit coin picard. Et même si je n’ai pas l’habitude de faire de la politique sur ce blog, je dois reconnaître être sorti de la salle avec une vraie fierté, en plus d’un large sourire.

Parce qu’on sort avec le sourire de ce film malin et redoutablement efficace, qui nous plonge dans le quotidien de vrais gens d’ici et là, de ceux dont Ruffin ne cesse de rappeler l’existence et les difficultés : un livreur de colis, un agriculteur, un bénévole du Secours Populaire, les ouvriers d’une usine de poissons, ou encore une aide-soignante… Autant de travailleurs aux revenus modestes (oui, surtout le bénévole) dont le regard de Ruffin et la caméra de son complice Gilles Perret soulignent l’humanité.

Pas de misérabilisme, mais un regard sans concession sur cette France invisibilisée et méprisée au quotidien par des chroniqueurs forts en gueule dans des médias aussi écœurants que CNews, C8 ou d’autres. En l’occurrence, c’est sur le plateau des Grandes Gueules de RMC que Ruffin a eu l’idée de génie qui donne son relief à ce nouveau film. En débattant avec Sarah Saldmann, « juriste » (comme elle se présente) et chroniqueuse habituée des avis très tranchés. Et très tranchants.

Les Smicards devraient déjà être contents de gagner 1300 euros, a-t-elle lancé en substance. Ça et ses propos sur les « feignasses », les « glandus » qui profitent des arrêts maladies au premier coup de froid, il n’en fallait pas plus (mais c’est déjà pas mal, reconnaissons le) au député-réalisateur pour lancer une invitation à cette grande bourgeoise parisienne : et si elle venait vivre la vie de ces Smicards ?

Il faut reconnaître à Sarah Saldmann un certain courage, ou une profonde inconscience. Ou à François Ruffin une capacité de conviction qui repose sans doute sur l’humanité qu’il dégage : pas de colère dans ses rapports avec la jeune femme, qui représente pourtant à peu près tout ce qu’il combat, mais une profonde envie de convaincre, et surtout de lever le voile sur ces glandus trop souvent résumés à leur catégorie sociale.

Bref : elle a accepté. Le film aurait sans doute existé sans elle, mais il n’aurait pas cette force comique et émotionnelle. Parce que le contraste entre la vie de l’avocate-chroniqueuse et celles qu’elle découvre dans son voyage à travers la France est saisissant, et qu’il est souvent source de sourires, et même de rires francs. C’est le regard de Ruffin qui veut ça, cette capacité qu’il a dans ses films de transformer la réalité sociale en comédie (ou le contraire) pour mieux pointer du doigt les réalités qui font mal.

Et c’est bouleversant, parce que les gens que filment Ruffin et Perret sont beaux. Derrière leurs visages parfois marqués, derrière leur élocution parfois hésitante, derrière les sourires pas dupes ou une dentition cachée qu’on n’a pas les moyens de refaire, c’est l’humanité dépouillée que dévoile le film. Il faut reconnaître que Ruffin a le sens du casting : ses « vrais gens » sont bouleversants de sincérité, de fragilité, d’humilité, et même de fierté, à l’image de cette magnifique aide-soignante qui, consciente de la dureté de son métier, le brandit comme un étendard, comme « le plus beau métier du monde ».

Sarah Saldmann elle-même est un personnage passionnant. Tellement décomplexée, tellement coupée des réalités dans son monde fait de brunchs et de défilés de mode, que sa découverte de ce qu’est réellement le quotidien de ceux qu’elle critique à longueur de chroniques sans avoir la moindre idée de ce qu’ils vivent est brutal, et même émouvant. Subrepticement arrachée à cette indécence médiatique dans laquelle est se vautre habituellement.

Elle en devient même étonnamment sympathique. C’est sans doute la magie du cinéma que de nous faire croire que tout est possible, que le vilain crapaud tout blond peut se transformer en altermondialiste enflammé. Bon… La réalité finit par se rappeler à notre bon souvenir, et Sarah Saldmann est virée avant la fin du tournage pour avoir refusé de critiquer les attaques d’Israël sur Gaza.

La fin du film n’est donc pas le « happy end » espéré par Ruffin et Perret, qui nous offrent toutefois une conclusion euphorisante et profondément émouvante sur la plage de Fort-Mahon (c’est sur la côte picarde), avec tapis rouge, champagne, et un sourire à la dentition parfaite qui nous file un shoot de joie et d’émotion comme on n’a rarement l’occasion d’en vivre au cinéma.

Lettres d’Iwo Jima (Letters from Iwo Jima / Iōjima kara no tegami) – de Clint Eastwood – 2006

Classé dans : 2000-2009,EASTWOOD Clint (réal.) — 22 novembre, 2024 @ 8:00

Lettres d'Iwo Jima

Ne serait-ce que parce qu’il existe, Lettres d’Iwo Jima est un film exemplaire, et important. Y a-t-il, dans l’histoire du cinéma, une expérience comparable à celle que propose Clint Eastwood avec son diptyque sur la bataille d’Iwo Jima ? C’est fort possible, mais rien ne me vient à l’esprit. Pas, en tout cas, avec cette volonté d’adopter aussi radicalement des points de vue opposés.

C’était il y a pas loin de vingt ans, et la nouvelle en avait surpris plus d’un : après avoir officiellement lancé Mémoires de nos pères, Eastwood annonçait qu’il réaliserait un second film sur la guerre du Pacifique, et sur la même bataille, mais du point de vue des Japonais. Mieux : un film en Japonais, dont tous les personnages sont joués par des acteurs japonais, et où les Américains se contenteraient d’apparitions.

Ce choix pouvait laisser dubitatif, et laisser craindre une opération bonne conscience. Mais Lettres d’Iwo Jima vaut bien mieux que ça. Il n’a rien d’un simple complément au point de vue américain de son précédent film. A vrai dire, les deux films sont assez radicalement différents au niveau de la structure, et même de l’esprit. Mémoires de nos pères était une réflexion passionnante sur la figure du héros, avec une construction complexe qu’Eastwood reprendrait dans Sully. Lettres d’Iwo Jima, à l’opposée, adopte une narration très linéaire.

Linéaire, mais d’une grande richesse, et d’une extrême sensibilité, ce qui ne saurait désormais surprendre de la part du cinéaste. Ce qui peut un peu plus surprendre, c’est à quel point son film dénonce les horreurs et l’absurdité de la guerre, et de tout sentiment de patriotisme. De quoi balayer définitivement les caricatures encore souvent faites d’Eastwood. Américains ? Japonais ? Quelle différence, au fond…

Bien sûr, le film n’est pas si simpliste. Il n’élude pas, loin s’en faut, la fierté jusqu’au-boutiste d’un peuple qui avait élevé au rang de devoir national la nécessité de vaincre ou mourir au combat. Cet aspect mortifère est omniprésent, il est même le cœur battant de ce film bouleversant, qui concentre habilement le gâchis de cette guerre sur deux personnages principaux, très différents mais également tiraillés.

D’un côté, un jeune soldat sans expérience et sans envergure, Saigo (Kazunari Ninomiya), pour lequel la guerre se résume à creuser : creuser des tranchées inutiles sur une plage d’un noir d’encre, puis creuser d’interminables galeries dans lesquelles son destin va se jouer, comme s’il creuser sa propre tombe. Un gamin, presque, hanté par la promesse qu’il a faite à sa jeune épouse de rentrer vivant.

De l’autre, le général Kuribayashi (la star Ken Watanabe), propulsé à la tête de ces troupes chargées de défendre l’île si inamicale et stérile d’Iwo Jima. Très vite conscient qu’il n’y a pas d’autre issue que la mort, l’officier est pourtant hanté par ses années d’études passées aux États-Unis, par les amitiés qu’il s’y est faites, par l’absurdité de devoir tuer des hommes qui sont les ennemis de son pays, mais qu’il considère comme des frères.

Ces deux portraits qui ne cessent de se croiser sont l’armature de ce film déchirant, où la guerre n’est d’abord qu’une rumeur lointaine, dont on ne voit rien d’autre que les préparatifs des hommes pour une bataille que l’on sait être terrible (parce qu’elle est dans les livres d’histoire, et parce qu’on a en tête les images de Mémoires de nos pères). Eastwood prend son temps. L’irruption de la violence, soudaine et radicale, n’en est que plus saisissante.

Visuellement, le film est très proche de Mémoires de nos pères dans son absence presque totale de couleurs vives. Une tendance lourde alors, dans le cinéma d’Eastwood, qui tendait de plus en plus vers ce qui ressemble à du noir et blanc. Dans les tunnels sans fin d’Iwo Jima, l’effet est particulièrement saisissant, et souligne les visages fantomatiques de ces morts en marche, et la force de ce grand film de guerre humaniste.

Brisants humains (Away all boats) – de Joseph Pevney – 1956

Classé dans : 1950-1959,EASTWOOD Clint (acteur),PEVNEY Joseph — 21 novembre, 2024 @ 8:00

Brisants humains

Vie et déclin d’un navire de guerre… Ce pourrait être le titre de ce film de guerre presque naturaliste de la Universal, studio alors spécialiste des productions bon marché, qui a pour une fois cassé la tirelire pour ce qui est un relativement gros budget.

Relativement, parce que ce film sur la guerre du Pacifique, tourné une dizaine d’années après la fin du conflit, donne finalement peu de place aux scènes de combats. Il y a bien quelques échauffourées, et surtout une grande séquence assez spectaculaire d’attaque kamikaze, mais l’essentiel est ailleurs.

Dans les creux, en fait. En tout cas dans tout ce qui fait la vie à bord d’un tel navire, chargé de transporter les troupes vers les lieux des combats. Les premiers pas maladroits d’un équipage encore novice, l’attente, les amitiés et les inimitiés, et surtout la solitude du commandant, joué par la star maison Jeff Chandler.

Ce n’est certes pas le film le plus trépidant du genre. Joseph Pevney, d’ailleurs, n’a pas une réputation immense. Mais il se révèle un réalisateur habile et efficace, sans grande personnalité sans doute, mais capable de donner une vraie intensité quand il le faut. Il met en tout cas très « proprement » en images un scénario qui fait la part belle aux personnages.

La narration est parfaite, soulignant chaque individualité par ce qu’il accomplit (ou pas) plutôt que par des mots. C’est parfois sombre (le personnage de Chandler), mais souvent teinté d’humour (cet officier qui attend désespérément des nouvelles de sa femme enceinte), voire très léger (le marin chargé d’évacuer les déchets), mais toujours convaincant et pertinent.

Le réalisateur tire le meilleur d’acteurs souvent maison, aux tempéraments forts (Richard Boone, Charles McGraw, John McIntire) ou plus consensuels (George Nader, Julie Adams, Lex Barker), mais qui tous imposent leur personnalité sans étouffer le collectif de cet équipage, et de ce casting foisonnant.

Brisants humains Clint

Au passage, on remarque la courte apparition (un plan, mais aussi un dialogue) de Clint Eastwood, tout jeune en encore sous contrat avec la Universal, en infirmier très impliqué au côté du commandant dans la dernière partie, durant le grand morceau de bravoure du film.

Il y a beaucoup de petites idées originales qui font mouche, dont beaucoup soulignent la solitude et le dévouement du grand chef. Quand il tente de nouer la conversation avec des hommes trop occupés à lire des courriers de leurs proches qu’ils attendaient depuis si longtemps. Quand il tente, avec la parole et les gestes, d’écarter l’avion japonais qui se dirige droit vers le bateau…

Pas un chef d’œuvre, non. Mais avec cette attention portée aux détails, Away all boats se révèle original, convaincant, et très recommandable.

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