L’Invaincu (Aparajito) – de Satyajit Ray – 1956
Deuxième volet de la « trilogie d’Apu », L’Invaincu commence à peu près où se terminait La Complainte du Sentier. La famille d’Apu, marquée par la mort de la grande sœur, a refait sa vie à Benares, ville au bord du Gange, loin de la campagne de sa jeunesse. Loin aussi de Calcutta, la grande ville, vers laquelle ne cesse de tendre le destin d’Apu.
Le premier film, sublime, évoquait la perte de l’innocence dans un récit relativement resserré. Son succès international permet à Ray d’envisager rapidement une première suite, à la fois fidèle dans l’esprit et assez radicalement différent dans la forme. Avec L’Invaincu, qui évoque cette fois le passage de l’enfance vers l’âge adulte, le destin d’Apu et de sa famille prend définitivement l’aspect d’une chronique réaliste, dont les aspects spectaculaires ne sont que des accidents de la vie.
Il y a des drames, donc. Et pour tout dire : difficile de retenir une ou deux larmes, tant le sort semble cruel pour la famille de notre jeune héros. Qui, lui, traverse ces drames avec la résilience d’un adolescent qui se construit, le regard tourné vers l’avenir… Un enfant d’abord, puis un ado, à l’aube de sa vie propre. D’où le sentiment ambivalent qui se dégage : malgré les drames, c’est la vie qui domine dans ce très beau film.
Contrairement au premier film, celui-ci s’étale sur plusieurs années, des 10 ans d’Apu à ses années d’étude. Deux acteurs, d’ailleurs l’interprètent. Des années d’allers-retours entre la petite ville, la grande et la campagne, comme autant de réflexions, d’hésitations et de doutes sur le chemin qu’il lui faut prendre pour mener sa vie.
La construction du récit, avec ces allers-retours constants entre la ville et la campagne, illustre la transition qui s’opère dans la vie d’Apu, et dans celle de sa mère, condamnée à observer à distance ce train qui traverse les paysages infinis au loin, transportant son fils loin de son univers à elle…
Le personnage le plus fort du film, c’est elle, la mère, toujours interprétée par l’excellente Karuna Bannerjee, personnage marqué par un drame d’autant plus fort qu’il semble banal. Personnage sacrifié, constamment dépendante des hommes qui l’entourent, et promise à une solitude sans issue. Elle est le personnage le plus fort, le plus beau, parce qu’à travers elle, c’est la condition de la femme que filme Ray avec une grande force.
Avec une scène, presque anodine mais d’une puissance sidérante : alors que son mari est malade, la mère réagit avec une violence paniquée aux regards concupiscents d’un voisin. Et c’est toute la dépendance à laquelle est soumise la femme qui éclate dans ces quelques secondes, puissantes et glaçantes.
Plus anodin en apparence que le précédent, moins spectaculaire, moins romanesque, L’Invaincu n’est pas pour autant moins beau. Ray, deux films au compteur, deux chefs d’œuvre. Il mettra encore trois ans pour boucler sa trilogie, avec Le Monde d’Apu. Je n’attendrai pas si longtemps…