Brooklyn Affairs (Motherless Brooklyn) – d’Edward Norton – 2019
Il est des films comme ça dont on ne saurait dire d’emblée pourquoi ils sont au-dessus des autres. C’est clairement le cas de ce Brooklyn Affairs, deuxième mise en scène d’Edward Norton, presque vingt ans après son baptême du feu (pour Au nom d’Anna, pas vu). Et tant qu’on est dans les chiffres : cela fait une dizaine d’années que l’acteur planche sur cette adaptation, dont il a lui-même écrit le scénario, ample et complexe.
L’intrigue s’inscrit dans la lignée d’un Chinatown : la ville est différente (ici, c’est New York), mais on retrouve la même ambition, la même ampleur, la même complexité aussi, avec ces ramifications qui s’entrecroisent et ne cessent de s’ouvrir vers d’autres choses, mélange de politique véreuse et de secrets d’alcôves. Le récit est dense, touffu même, mais toujours limpide : la marque d’un cinéaste qui maîtrise totalement son sujet.
A ce sujet s’ajoute le personnage que joue Norton : un petit détective sans envergure, dont la vie est bouffée par le syndrome Gilles de la Tourette qui le déforme à force de tics, et qui le pousse à sortir des insanités ou des phrases absurdes. Un syndrome qu’on n’imaginait à vrai dire pas voir un jour dans un film, si ce n’est sous l’angle de la comédie. Et là, petit miracle : ça ne prête jamais à sourire autrement qu’avec bienveillance et tendresse. Ce pourrait être ridicule, risible, mais non. Tout en en faisant beaucoup, Norton réussit à rendre ça naturel, sans angélisme ni apitoiement.
Pourtant, c’est encore un autre aspect du film qui marque le plus : cette petite musique d’un autre temps. Elle vient du jazz bien sûr, omniprésent dans la bande son et à l’image. Mais pas seulement. Cette petite musique si vivante, qui semble raviver toute une imagerie d’une certaine Amérique, elle vient aussi des choix esthétiques de Norton. Une scène, magique, l’illustre bien : celle de la gare, où le héros va trouver la clé de l’intrigue.
Cette scène toute entière a quelque chose d’irréel, et une beauté picturale qui renvoie directement au réalisme social des peintres américains des années 40. Cette femme assise sur un tas de valises, éclairée par un halo de lumière, et près de laquelle un pigeon picore des miettes. Plus loin, ce couple qui s’embrasse près des casiers de la gare. Là encore, Norton flirte avec le grotesque, tant ces images semblent iconiques. Mais non, ces apparitions ancrent le film dans une certaine idée de l’Amérique, nostalgique et fascinante.
C’est d’ailleurs lui, Norton, qui a placé son intrigue dans l’Amérique des années 50. Un choix qui renforce le caractère social de l’histoire, et notamment la lutte des noirs pour leurs droits, centrale dans le film. Ancrée dans cette décennie donc, mais avec de brûlantes résonances avec l’époque moderne, en particulier dans le personnage du grand méchant politicien, qu’Alec Baldwin s’amuse en transformer en brûlot anti-Trump (qui veut que l’Amérique soit grande).
Grand film de détective, grand film de personnages (des tas de seconds rôles formidables, dont Willem Dafoe et Bruce Willis), grand film jazzy, et grand film romantique aussi. Voir surtout. La plus belle scène, celle qui dit le mieux la réussite de ce film, c’est celle du club de jazz, où un Edward Norton ravagé par les tics est soudain calmé par la main que la jeune militante noire dont il s’éprend (Gugu Mbatha-Raw) lui passe doucement sur la nuque, comme le faisait sa maman lorsqu’il était petit.
Ce geste simple pourrait facilement être grotesque, là encore. Mais non. Ce moment, simple et tendre, cette parenthèse dans le tourment intérieur du héros, pendant que l’orchestre joue, est l’un de ces moments rares de cinéma où le temps s’arrête, où les frissons vous gagnent. Un moment de pure magie.