Incident de frontière (Border Incident) – d’Anthony Mann – 1949
Après une série de polars urbains sublimes (Railroaded, T-Men, Raw Deal…, tournés pour la petite firme Eagle Lion), Anthony Mann délaisse les rues sombres et humides pour les grandes étendues arides de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, avec ce premier film tourné pour la MGM. Changement a priori radical, mais pas tant que ça : ce qui change surtout dans ce film, par rapport aux précédents, c’est le rythme : inspiré par ses grands espaces et un décor autrement moins effervescent que les villes de ses films précédents, Mann impose un rythme un rien plus nonchalant. Un rien…
Cela dit, la faune qui peuple ce nouveau bijou est très comparable, et l’atmosphère est définitivement très noire dans cette nouvelle histoire de flic infiltré qui n’est pas sans évoquer celle de T-Men (La Brigade du Suicide), le film dont le succès avait imposé le talent d’Antony Mann auprès des producteurs. Les deux films sont en effet inspirés des dossiers authentiques de la police (c’est en tout ce qu’on nous annonce), et mettent en scène deux flics infiltrés qui doivent démanteler un réseau de gangsters : des faux-monnayeurs dans le film de 1948, un gang exploitant les travailleurs mexicains clandestins ici.
Les scénarios des deux films sont étonnamment semblables. Dans l’un comme dans l’autre, par exemple, on assiste à une scène cauchemardesque hyper cruelle où l’un des deux flics infiltrés est assassiné sauvagement devant les yeux impuissants de son collègue et ami.
Et puis il y a aussi l’incontournable chef opérateur John Alton, véritable star (et génie) de sa profession, qui fait le lien entre les deux films : Alton est aussi à l’aise pour éclairer ces décors dépouillés, austères et poussiéreux, qu’il l’était pour sublimer les rues baroques et humides des bas-fonds.
Dans la lignée de ses polars passés, Border Incident annonce aussi par moments les westerns à venir de Mann : sa manière, en particulier, d’utiliser les décors naturels dans lesquels il pose sa caméra (le film, comme T-Men, est tourné en grande partie en extérieurs) est déjà formidable. Elle préfigure très nettement ses grands westerns : la fusillade finale, en particulier, est une vision nocturne très proche de celle, baignée de soleil, de L’Appât.
D’une certaine manière, Border Incident représente donc un pont entre le passé urbain et l’avenir d’homme de l’Ouest du cinéaste. Il confirme surtout le talent immense d’un cinéaste qui sait formidablement bien créer une atmosphère de violence latente, et filmer des hommes d’une grande cruauté.
Cette cruauté, dans Border Incident, prend une dimension sociale inédite dans l’œuvre de Mann. Très engagé socialement, le film dénonce le « trafic » et le drame quotidien des clandestins mexicains, exploités par de riches propriétaires américains sans morale. Toute la première partie, d’ailleurs, est étonnamment dénuée de rebondissements : Mann y est bien plus tenté par l’aspect sociologique que par la trame policière, qui n’est réellement exploitée que dans la seconde moitié du film. Dans la première, on assiste essentiellement, de l’intérieur, au quotidien de ces clandestins, condamnés à risquer leur vie pour un maigre profit, pour faire vivre leur famille. Une vision dure et sans concession, qui marque durablement les esprits.
Dans la seconde partie, Mann redonne toute sa chair au film de genre, et à un suspense oppressant, à travers toute une série de séquences remarquables : que ce soit la scène de l’exécution au milieu des champs, ou celle des retrouvailles clandestines des deux flics, Mann s’amuse à reprendre les règles du film noir urbain et à les appliquer à un décor aux antipodes. Un peu comme Hitchcock le fera dix ans plus tard avec la fameuse séquence de l’avion dans La Mort aux trousses.