Senses (Happī Awā) – de Ryûsuke Hamaguchi – 2015
Conquis, fasciné, troublé, passionné… On ressort emballé (et un peu abattu) des cinq heures de projection de ce Senses beau et intense, qui fait d’emblée de Ryûsuke Hamaguchi un cinéaste que j’ai très envie de suivre. Il y a déjà une belle aventure à l’origine de ce film : un atelier d’improvisation que le cinéaste a mené, et où les participants apportaient leur expérience personnelle pour déboucher sur l’écriture d’un scénario.
Ce sont d’ailleurs les participants de cet atelier qui ont été choisis pour interpréter les différents rôles du film. Y compris les quatre principaux : ceux de quatre amies, quatre femmes à l’approche de la quarantaine dont on découvre peu à peu les fêlures, les angoisses, les secrets…
Le film (ou plutôt les films : Senses, chapitré en cinq parties axées sur les cinq sens, est divisé en trois longs métrages) s’ouvre sur une sortie entre filles, au sommet d’un mont surplombant la ville (moyenne, à tous égards) de Kobé, sur lequel plane alors un brouillard intense, privant les quatre amies de la vue qu’elles espéraient. « Ce brouillard, c’est notre avenir », lance l’une d’elles, premier signe que l’harmonie n’est pas si évidente dans leurs vies.
Des signes comme celui-ci, il y en aura beaucoup : des non-dits, des gestes, des regards, regrets, des reproches… Et des manques, terribles : une épouse encore jeune qui souffre de ne plus être touchée, une autre dont le mari ne voit pas le trouble, une troisième confrontée à un divorce douloureux, la quatrième qui attend de ses amis ce qu’elle est incapable de donner elle-même.
Hamaguchi parsème son film de très longues scènes dont la durée même crée une sorte de fascination incroyable, et une proximité grandissante avec les personnages, à l’image de cet atelier conduit par un drôle d’artiste qui pousse les participants à se toucher, à s’écouter. Ces séquences, étirées à l’envi, sont souvent très bavardes : de longs dialogues, une séance de lecture à haute voix… Pourtant, ce sont les regards qui comptent, ces petits gestes parfois à peine perceptibles, qui représentent parfois de vraies révolutions dans la vie des personnages.
Ces longues séquences sont autant de marqueurs qui révèlent les manques de ses personnages, victimes en quelque sorte d’une société pas si moderne que ça, où les vieilles traditions restent plus vivaces qu’il n’y paraît. Cette société où les femmes et les hommes semblent vivre dans deux univers totalement imperméables. Il y a dans ces rapports humains une cruauté extrême. Et dans le regard que le cinéaste pose une beauté extrême qui irradie les cinq heures envoûtantes de ce film superbe.