C’est étonnant de voir à quel point le mythe de Faust a inspiré le meilleur aux plus grands cinéastes : le Faust de Murnau, La Main du Diable de Tourneur (Maurice), Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin… Autant de chef-d’œuvre absolus auxquels il faut désormais ajouter ce film longtemps « maudit » de William Dieterle, que l’éditeur Carlotta (dont je ne louerais jamais assez les mérites) permet enfin de découvrir dans de bonnes conditions : depuis les années 40, il n’existait plus de copie complète de The Devil and Daniel Webster, que les producteurs avaient décidé de charcuter consciencieusement après son échec sans appel lors de sa sortie. On ne faisait pas vraiment de sentiment, à l’époque des Studios… Longtemps jugé irrécupérable, la version complète du film serait sans doute restée perdue à jamais pour le grand public, sans le DVD et la volonté de quelques éditeurs cinéphiles.
Et la perte aurait été immense : le film est une pure merveille, dont les images sont comme autant de tableaux magnifiquement composés, qui illustrent parfaitement toutes les étapes de ce film étonnamment riche. Aucune fausse note dans l’inspiration de Dieterle, qui réussit aussi bien les nombreuses séquences bucoliques (de jolies scènes qui montrent à quel point il est bon, mais difficile, de travailler la terre) que cette lente plongée du héros vers la folie, et même les scènes finales du procès avec un jury de damnés. Ces scènes étaient franchement casse-gueules, et menaçaient à la moindre maladresse de tomber dans le grand-guignol ; mais non, en tenant tout du long la note juste, Dieterle réussit de grands moments de cinéma. Sur un plan purement esthétique, The Devil… n’a rien à envier au film de Murnau (d’autant plus que la construction dramatique est un modèle de cinéma, avec une montée du suspense particulièrement efficace). Sur le fond non plus.
L’histoire en elle-même n’a rien de révolutionnaire. Dans la Nouvelle Angleterre de 1840, un brave fermier, Jabez Stone, peine à faire vivre convenablement sa femme et sa mère. Il accepte alors de vendre son âme au Diable (interprété avec jubilation par un Walter Huston décidément capable de tout jouer) en échange de sept années de chance et de fortune. Mais plus il s’enrichit, plus son cœur se durcit… jusqu’au point de non retour.
Pourtant, le film de William Dieterle ne ressemble à aucun autre. Le cinéaste y mêle avec bonheur deux thèmes très forts et a priori sans rapport l’un avec l’autre : le mythe de Faust et une valorisation de l’Amérique rurale et des grandes valeurs sur lesquelles le pays s’est construit. The Devil… c’est la rencontre entre Goethe et le Capra de Monsieur Smith au Sénat. Rencontre improbable, mais qui apparaît comme une évidence devant la caméra de Dieterle. Le réalisateur dresse un parallèle audacieux, mais d’une sincérité qui pousse au respect, entre la damnation et la trahison de ces valeurs américaines.
Le film rappelle que les cinéastes d’origine européenne ont souvent été les plus Américains des réalisateurs américains. Comme Fritz Lang, Robert Siodmak, Michael Curtiz ou Billy Wilder, William Dieterle a fuit la montée du nazisme dans les années 30. Et comme eux, il s’est souvent approprié les genres hollywoodiens, brandissant avec une foi inébranlable les grandes valeurs américaines. Souvent avec un discours critique, mais avec une sincérité qu’on ne peut pas remettre en question. Pour Dieterle, l’Amérique représentait l’ouverture et la vertu, contrepoint absolu à la montée de la haine et de l’intolérance dans cette Europe qu’il a fui… Humaniste engagé, le cinéaste n’allait pas tarder à connaître un cruel retour de bâton : il sera l’une des principales victimes de la Chasse aux Sorcières, son engagement étant jugé suspect.
Mais cet humanisme fait toute la force du film, notamment par le personnage de Daniel Webster, grand homme politique qui n’hésite pas à sacrifier ses ambitions personnelles pour défendre ce en quoi il croit. Simple hasard, ou clin d’œil volontaire ? Daniel Webster est interprété par Edward Arnold, un habitué des comédies humanistes de Capra. Le choix des acteurs fait aussi partie de la grande réussite du film. Et là non plus, pas la moindre fausse note : autour du méconnu James Craig dans le rôle de Jabez Stone, et de la craquante Anne Shirley dans celui de sa douce épouse, on retrouve quelques visages familiers du cinéma américain de cette époque : Arnold et Huston, donc, mais aussi Simone Simon (La Féline, bien sûr), et surtout deux acteurs « fordiens » inoubliables : Jane Darwell (la Ma Joad des Raisins de la Colère) et John Qualen (second rôle incontournable des films de Ford pendant plus de trente ans, de Arrowsmith aux Cheyennes), génial dans le rôle de l’usurier.
Ces seconds rôles contribuent eux aussi à faire de The Devil and Daniel Webster un moment rare de cinéma. Du pur bonheur à recommander sans la moindre retenue…
• Fidèle à son habitude, Carlotta présente le film dans une très belle édition, qui ne propose que des bonus passionnants, notamment un épisode de la série anthologique Screen Directors Playhouse qui, au milieu des années 50, proposait à d’importants réalisateurs hollywoodiens, de réaliser un court métrage d’une trentaine de minutes. L’éditeur avait déjà proposé deux épisodes signés Allan Dwan dans le très beau coffret réunissant sept de ses films (dont je reparlerai immanquablement dans ces colonnes), sorti il y a quelques mois. L’épisode signé Dieterle n’est certes pas un moment inoubliable de l’histoire de la télévision, mais on le découvre tout de même avec une vraie curiosité.