Manon – de Henri-Georges Clouzot – 1948
Manon, c’est Manon Lescault. Et non, le roman de l’abbé Prévost, publié en 1731, ne se situe évidemment pas au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Ne l’ayant pas lu, je ne jurerai pas que l’adaptation qu’en tire Clouzot est fidèle dans l’esprit. Mais elle en respecte au moins la trame, remise au goût du jour : Manon est une jeune femme désinvolte dont le comportement choque la société dans laquelle elle vit, et dont un homme au destin tout tracé tombe passionnément amoureux.
Ici, c’est la société française de la libération, qui juge sérieusement les sourires qu’a pu avoir la jeune femme pour des soldats allemands, et que la foule en colère aurait bien rasée si elle n’avait été placée sous la surveillance d’un résistant droit et intègre, qui décide de s’enfuir avec elle. C’est la force implacable du destin que filme Clouzot, brassant dans le même mouvement le poids de l’époque, et celui de sa propre personnalité.
La manière dont le couple est malmené par l’époque est particulièrement troublante : difficile de ne pas penser au sort réservé à Clouzot lui-même par le comité d’épuration, qui lui reprocha d’avoir travaillé pour la Continental, et d’y avoir réalisé un film évoquant une France de délation (Le Corbeau, pourtant dénonciation féroce de la délation). Alors, Clouzot a-t-il voulu régler ses comptes, lui qui était revenu en grâce avec son premier film de l’après-guerre, Quai des Orfèvres ?
Son film raconte en tout cas l’impossibilité pour le jeune couple de vivre pleinement et librement son amour, dans un monde en pleine mutation, et tenté par le communautarisme. Tourner le dos à un monde en ruines, pour se projeter dans un avenir tout aussi incertain, vers la naissance de l’état d’Israël… Le film condense quelques-uns des enjeux les plus brûlants du monde d’alors. Dont certains sont, en 2025, d’une incroyable pertinence.
Le film aurait pu se terminer sur le bateau qui conduit le couple vers la Palestine, et laisser l’imagination faire la suite. La dernière partie peut paraître plus empesé, plus tragiquement lyrique, pleine d’emphase, rompant assez radicalement avec l’esprit du film jusqu’alors. Mais c’est cette dernière partie qui reste en mémoire : la marche de Cécile Aubry et Michel Auclair dans le désert, et la manière dont le monde se referme inexorablement autour de leurs deux visages, comme si l’amour n’avait plus sa place dans ce monde, ou comme si, au contraire, il était l’ultime refuge.






