Cléo de 5 à 7 – d’Agnès Varda – 1962

Le film est commencé depuis une bonne demi-heure, et on est déjà sous le charme de Cléo, cette jeune vedette de la chanson angoissée par l’idée d’être gravement malade, qui va dans Paris à la rencontre d’amis qui sauront la rassurer, ou faire taire cette angoisse. Le film est commencé depuis une bonne demi-heure, donc, quand arrive le moment qui le fait rentrer dans l’histoire du cinéma.
Dans une séquence de joyeuses répétitions avec le compositeur Michel Legrand (lui-même), Cloé entonne une chanson plus grave, sur un amour perdu, « Sans toi ». Dès les premières notes, quelque chose se produit, qui ne relève que de la pure magie du cinéma (et de la musique en l’occurrence) : une émotion étreint le spectateur, avant même la première parole…
Et puis le regard de Corinne Marchand se tourne vers la caméra, le décor disparaît, et il ne reste que ce visage si pur, la musique, et cette voix qui vous serre le cœur et vous fait monter les larmes aux yeux, sans que l’on sache vraiment expliquer pourquoi : la force pure du cinéma. Cette scène est d’une beauté et d’une puissance inégalables. Et tant qu’on est dans les superlatifs : elle peut sans problème prétendre au titre de la plus belle scène chantée ever…
Cette séquence est belle à plus d’un titre. Pour l’émotion pure qu’elle procure, d’abord. Et aussi parce qu’Agnès Varda y synthétise en quelques instants tout ce qu’est son personnage. Mieux encore : elle réussit à glisser le spectateur dans les tourments les plus profonds de son personnage. Et ça, c’est aussi rare que bouleversant.
Cléo de 5 à 7 est un chef d’œuvre, et pas seulement pour cette séquence si belle et si importante. Varda y affirme son style, cette liberté de ton et de style qui a tant inspiré les grands noms de la Nouvelle Vague, mais une liberté qu’elle s’offre avec, mine de rien, beaucoup de sophistication. Un plan illustre bien cette dualité : la caméra suit les échanges de personnages en voitures, dans les rues de Paris, et passe subrepticement de l’arrière à l’avant du véhicule, par l’extérieur. Un plan qui semble tourné « à l’arrache », mais qui nécessite forcément un dispositif savant de mise en scène.
Cléo de 5 à 7 séduit à ce point parce que le film donne le sentiment d’être improvisé, ce qu’il n’est évidemment pas. Mais cette liberté apparente place le spectateur dans une position rare : au côté du personnage, dans une promenade parisienne comme on n’en a rarement vues au cinéma. Parsemée en tout cas de moments de pure magie. C’est d’ailleurs sur l’un de ces moments en apesanteur que le film se referme, sur ce regard final empli de toutes les émotions du monde. Sublime, tout simplement.








