Il y a des admirations, comme ça, qui dépassent les autres. Après avoir découvert Le Diable n’existe pas, celle que j’avais pour Mohammad Rasoulof était déjà très grande. Les Graines du figuier sauvage ne fait que la renforcer, la décupler. A la fois pour le courage ahurissant du cinéaste, et tout simplement pour la beauté et la puissance tout aussi ahurissantes de son cinéma.
Loin de se plier à la pression que faisait peser sur lui le régime de Téhéran, conscient de ce qu’il risquait, Rasoulof s’est lancé dans un projet irréalisable : tourner en Iran (clandestinement, bien sûr) un film très ouvertement et très durement critique à l’égard du régime théocratique, et totalement ancré dans l’actualité : les manifestations et le vent de liberté qu’a déclenché la mort de Mahsa Amini, tuée pour avoir mal porté son voile.
Le projet même de ce film, et le destin de Mohammad Rasoulof, forcé de quitter son pays à pied pour échapper aux répressions du régime, et qui arrive en Europe à temps pour présenter son film à Cannes… Ce contexte donnait une furieuse envie de l’aimer, ce film. C’est rien de dire que c’est le cas : plus encore que son précédent long métrage, Les Graines du figuier sauvage (titre sublime) est une merveille de cinéma, un film à la fois frontal et allégorique absolument magnifique.
En y repensant quelques heures après être sorti de la salle, deux détails s’imposent et surprennent. D’abord, le film dure 2h46, ce qui semble incroyable tant l’expérience est immersive et semble condensée. Ensuite, la très grande majorité du métrage se résume à une espèce de huis clos (dans plusieurs lieux : un appartement en ville, puis une maison de campagne, enfin une ville en ruines) entre les quatre membres d’une même famille.
Le père, la mère, et leurs deux filles. Et une petite poignée d’autres personnages qui n’apparaissent au fond que brièvement. Pourtant, on sort du film avec la sensation d’avoir vu une grande fresque sur l’histoire en marche de tout un pays. Ce qu’est le film, au fond, mais concentré sur une famille dont on ne voit d’abord que le confort bourgeois, et les liens si forts et sincères qui les unissent.
Ils s’aiment, ces quatre là, c’est flagrant. Et la vie qu’ils mènent derrière les murs de ce bel appartement n’est pas loin de ressembler aux nôtres : on parle, on mange, on passe du temps sur son téléphone ou devant la télé, on rêve d’une maison plus grande… Bref, on vit, sans que rien ne vienne troubler ce bel équilibre.
Bien sûr, il y a ce voile que les femmes doivent enfiler avant de sortir : très serré pour la mère, un peu plus lâche pour les deux grandes filles. Il y a aussi cette manière dont la mère arrondit constamment les angles pour son mari, ouvertement tournée vers ses désirs à lui, et sur l’harmonie de sa famille. Et il y a ces propos flirtant avec le libertarisme que commencent à tenir les filles. La faute à leurs fréquentations étudiantes, sans doute…
« Ça leur passera », assure le père, tout à sa promotion : il vient d’être nommé « enquêteur », la dernière marche avant de devenir juge du tribunal révolutionnaire. En d’autres termes, mais il ne le découvre qu’une fois en poste : son boulot désormais, c’est de signer les arrêtés envoyant les accusés à la mort. Ce qu’il a bien du mal à assumer. Dans un premier temps en tout cas.
En filmant cette famille tiraillée entre deux visions de la société, Rasoulof donne corps aux tourments hallucinants de son pays, qu’il ausculte sans jamais céder à la facilité. Parce que, en dépit des réalités de son job, malgré les aspirations des jeunes, le lien qui unit cette famille demeure, tenu à bout de bras et de dévouement par cette mère qui semble si forte, mais qu’on sent totalement tiraillée.
Un événement vient tout bousculer : la disparition de l’arme de service du père, et le soupçon qui s’installe autour de l’identité du voleur, forcément un membre de la famille. Cette disparition met en place plus qu’un trouble, un véritable malaise, et bientôt une rupture radicale, à la fois dans le ton et dans le décor.
Loin de Téhéran, le contexte historique en marche disparaît. La situation du pays et son destin se résument à cette famille si unie transformée en anti-héros d’une espèce de film noir (et gorgée de soleil), non pas autour d’un mystérieux trésor, mais d’une prise de conscience, de cette volonté enfin revendiquée de ne plus s’asseoir devant l’homme dominant. De résister, et de vivre.
C’est fort, c’est beau, c’est plein de vie et d’un fol espoir. Les Graines du figuier sauvage, dont on espère qu’il n’est pas le dernier film iranien de Rasoulof, est un chef d’œuvre, le genre de (grands) films dont on se dit que, peut-être, ils peuvent changer le monde. A défaut, il restera un grand moment de cinéma.