Le Grand Chantage (Sweet Smell of Success) – d’Alexander Mackendrick – 1957
Y a-t-il déjà eu dans le cinéma américain de pires ordures que J.J. et Sidney, les « héros » de Sweet Smell of Success (titre si brillamment cynique) ? Sans doute, mais aucun ne s’impose avec évidence en revoyant ce chef d’œuvre d’Alexander MacKendrick ? Pas vraiment l’homme d’un film, MacKendrick, puisqu’on lui doit quelques classiques britanniques dans la lignée de Tueur de dames. Mais quand même : il y a dans ce film profondément noir et profondément américain quelque chose d’unique.
Comme la participation musicale très jazzy d’Elmer Bernstein, le film semble quasi improvisé, tant il s’inscrit dans une forme de cinéma vérité, qui épouse le rythme de la ville (New York, la nuit, la foule) et de ses deux personnages principaux, purs produits de cette cité en perpétuel mouvement, qui n’appartient qu’aux plus rapides, et aux plus impitoyables.
Ainsi soit-il. J.J. Hunsecker, le tout-puissant magnat de la presse qu’incarne Burt Lancaster (également producteur), l’a compris depuis longtemps : il a le pouvoir, il en use et en abuse, et le grand Burt l’interprète avec une raideur et une morgue qui glacent le sang. Sidney Falco l’a compris aussi, mais il n’est que le larbin de J.J., mentor écrasant dont il accepte toutes les humiliations, puisqu’elles vont le conduire au sommet.
C’est l’un des plus grands rôles de Tony Curtis, quasiment de tous les plans. Curtis, que sa rencontre avec Burt Lancaster conduit dans une autre dimension après des années de vedette d’aventure pour la Universal. L’année précédente, les deux ont déjà joué ensemble dans Trapèze. L’année suivante, Curtis enchaînera avec Les Vikings, puis La Chaîne, puis Certains l’aiment chaud. On appelle ça une apogée. Et même si elle ne dure qu’une poignée d’années, elle est de celles que l’immense majorité des acteurs rêvent de connaître.
Bref : Tony Curtis est extraordinaire dans le rôle de cet attaché de presse près à toutes les compromissions pour tutoyer les puissants, pour obtenir les miettes que Hunsecker/Lancaster daigne lui laisser. Un type d’autant plus pathétique que son humanité est toute proche, rudement mise à l’épreuve au fil de ses renoncements.
A quel moment est-il le plus pitoyable? Lorsqu’il révèle malgré lui la grandeur d’un journaliste qui refuse de céder à son chantage au risque de tout perdre ? Lorsqu’il s’assoit en quelques secondes sur son dégoût de lui-même pour sacrifier un homme pour son seul profit ? Lorsqu’il « offre » à un puissant la jeune femme trop pulpeuse qui était venue chercher du réconfort auprès de lui ? Pitoyable, odieux, et pourtant humain.
Si le film est si fort, si beau, c’est aussi parce que MacKendrick ne condamne pas ses personnages. Leurs actes s’en chargent fort bien pour eux. Mais que Sidney s’enfonce dans un jusqu’au-boutisme mortifère, ou que J.J. se condamne à une solitude inéluctable et absolue, et on ne peut s’empêcher de ressentir un profond sentiment de gâchis, et même de tristesse.
C’est la grandeur de ce film très beau et très noir, qui reste constamment humain. Ça, et la forme très jazzy que lui donne MacKendrick, filmant l’effervescence de la nuit new-yorkaise comme peu avant lui. Un grand film qui est aussi une fascinante virée nocturne. Indémodable, et en bien des points indépassable.









