Gueule d’amour – de Jean Grémillon – 1937
A travers le portrait déchirant d’un homme ravagé par la jalousie et le désir, Jean Grémillon signe l’un des plus beaux films sur la nostalgie. Précurseur du grand film noir américain, Gueule d’amour évoque en fait le cruel passage à l’âge adulte, la perte de l’innocence, et la nostalgie de l’enfance. Comment expliquer autrement ce surnom infantile que même Gabin prononce avec une certaine gêne : « Gueule d’amour ». Comment aussi expliquer autrement le tour, digne d’un jeu d’enfant, que Gabin et son pote jouent au restaurateur pour avoir un repas gratuit.
Ce jeune soldat au sourire d’ange, fier d’arborer un bel uniforme tel un déguisement, et qui s’amuse sans arrière-pensée de l’attirance qu’il exerce sur les jeunes femmes… Difficile d’imaginer plus enfantin que ce type insouciant qui aime se déguiser et semble presque totalement asexué.
Mais il y a Mireille Balin, vamp dont on devine immédiatement qu’elle apporte le malheur, et qui scelle le destin du pauvre Gabin dès qu’il croise son regard. A partir de là, ce sont les longues périodes d’attente et de frustration, le désir et le manque qui rongent les sangs, le doute et la jalousie qui vrillent la tête.
En quittant l’armée, Gueule d’amour imagine que tout lui réussira aussi bien à Paris. Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre que ce qu’il a lâché, ce sont ses années d’innocence et de pureté, et qu’il est entré dans une vie d’adulte autrement plus violente et cruelle.
C’est cette prise de conscience qui est le plus beau dans ce film: l’apparition de la nostalgie chez cet homme pas habitué à souffrir. A l’opposée de La Bandéra, autre film dans lequel Gabin interprétait un militaire, et qui avait fait de lui la plus grande star du cinéma français deux ans plus tôt.
Plus que l’intrigue de film noir, c’est bien cette nostalgie qui est au cœur du scénario de Charles Spaak, et qui pousse Gabin, lorsqu’il a perdu toutes ses illusions, à retourner à Orange, où il a vécu (sans s’en rendre compte alors) les plus belles années de sa vie. Trop tard : l’insouciance n’est pas une chose que l’on peut retrouver. C’est tout le sujet de ce chef d’œuvre terriblement émouvant, porté par un Jean Gabin exceptionnel.