Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter) – de Michael Cimino – 1978
Classique absolu. On a beau l’avoir vu et revu, connaître à peu près chaque scène par cœur, on ressort toujours totalement bouleversé par cet immense chef d’œuvre, peut-être le plus fort des films consacrés au VietNam, et à la guerre en général.
De la guerre, on voit les horreurs bien sûr, dans une série de scènes parmi les plus traumatisantes du cinéma tout court. Mais ces images d’horreur, qui impriment la rétine et l’esprit jusqu’à la nausée, ne représentent qu’une petite partie du film : la séquence centrale d’un film-fleuve à la construction particulièrement audacieuse, la plus courte.
The Deer Hunter (le titre original, autrement plus beau, mystérieux et poétique que sa « traduction » française passe-partout), sorti la même année que Le Merdier de Ted Post, est l’un des premiers films américains qui traite de la guerre du VietNam, trois ans seulement après la fin officielle du conflit. Cette précision a son importance, quand on voit l’extraordinaire lucidité de Cimino, cinéaste encore débutant (ce n’est que son deuxième film, après le modeste Le Canardeur – encore un titre français crétin), qui dit mieux que personne avant ou après lui les traumatismes de la guerre.
C’est l’âge d’or du Nouvel Hollywood, donc le bide de son film suivant (La Porte du Paradis) sonnera le glas. Une époque où la frontière n’existe pas entre cinéma d’auteur et blockbuster. La preuve: les gros succès populaires d’alors sont devenus les grands classiques d’aujourd’hui. Cimino, pourtant, ne rend strictement rien à ce que pourraient être les attentes du public.
Son film de guerre, il le commence par de longues scènes de la vie quotidienne, par un mariage arrosé, par une partie de chasse en montagne… Il faut plus d’une heure pour que les personnages arrivent au VietNam. En cela, notamment, The Deer Hunter prend le contre-pied de tous les codes du film de guerre : contrairement à la plupart des films du genre, on ne découvre pas les personnages sur le front, mais dans leur élément, dans leur vie, avec leurs amis, leurs habitudes, leurs fêlures aussi.
Et Cimino n’en fait pas des êtres exceptionnels, mais des Américains comme tant d’autres : trois ouvriers de la sidérurgie en Pennsylvanie, qui vivent leurs derniers jours avant de s’envoler pour le VietNam, cette perspective dont ils parlent à peine, mais qui plane constamment sur tout ce microcosme, comme la fin annoncée d’une certaine innocence.
Les scènes dans le bar, le mariage, la chasse… Tout sonne exceptionnellement juste dans cette première partie dont la force incroyable repose en grande partie sur les non-dits, sur les malaises, les maladresses, les agacements. Cimino filme merveilleusement bien les grandes réunions comme les moments plus intimes. Il est aussi un immense cinéaste des sentiments, qui donne une vérité rare à ses personnages.
Et à tous ses personnages, pas uniquement Robert DeNiro, Christopher Walken et John Savage, tous trois très grands dans les rôles principaux. John Cazale, dont c’est le tout dernier rôle, est formidable dans le rôle du pote lourdingue et un peu barré. George Dzundza est bouleversant dans celui du bon gros attachant. Meryl Streep explose littéralement dans un rôle pourtant tout en retrait… Le moindre second rôle existe avec toutes ses complexités, jusqu’à cette « jeune femme au regard triste » qui n’apparaît que dans une poignée de plans et n’a pas le moindre dialogue, mais réussit à être émouvante.
Il y a la plongée dans l’horreur aussi, aussi tardive que brutale, et la fameuse séquence de la roulette russe dans la prison vietcong. La violence, autant physique que psychologique, qui ne laisse personne indemne. Et puis le retour difficile, voire impossible. Et tous les souvenirs que l’on trimbale déjà se mélangent : les scènes de fête, le cerf dans la montagne, les flots de sang, le regard perdu de Nick, la jambe broyée de Steven… Personne n’en parle, tout le monde y pense.
Cimino a réussi un film de trois heures que l’on pourrait aisément couper en trois parties (avant, pendant, après), mais dont la puissance ne faiblit jamais, jusqu’à une conclusion bouleversante. Dans ce petit groupe d’amis qui se retrouvent enfin autour de la table, certains sont allés au VietNam, d’autres pas. Certains sont marqués physiquement, d’autres semblent inchangés. Mais tous y ont perdu une grande partie d’eux-mêmes. Cimino, lucide et cynique, filme une « famille » sacrifiée sur l’air de « God bless America ».
Pessimiste et mortifère ? Il ose pourtant quelques petits signes, une caresse maladroite, un sourire douloureux, des regards qui se croisent… Et s’il y arrivaient quand même…