Voilà un grand film qui vous assomme littéralement. Quelle claque que ce film qui commence comme une chronique rurale sous tension, pour tendre vers le thriller le plus noir, puis vers le portrait sensible d’une richesse et d’une vérité folles. L’histoire se déroule en Galice, région rurale de l’Espagne, où un couple de Français s’est installé il y a déjà un bon moment pour donner un nouveau sens à leur vie.
La toute première scène nous happe littéralement, sans qu’on comprenne vraiment ce qui s’y dit, ni qui sont les personnages. Il est question du fils d’un homme du village, qu’on ne verra pas, et dont il ne sera plus jamais question. Mais entre les hommes attablés dans le petit bar miteux, le ton d’abord bon enfant se fait vite, mais imperceptiblement, plus tendu. L’un des hommes surtout, Xan, dégage une autorité naturelle. Une froideur aussi, cinglante, dont on sent qu’elle peut éclater en violence pure à tout moment.
Et soudain, cette violence, verbale, se dirige vers un autre personnage que l’on n’avait pas encore remarqué : « le Français », qui s’en allait discrètement et que Xan abreuve de sa hargne sans qu’on l’ait vraiment vu venir… Que se passe-t-il entre ces deux hommes, qui vivent à quelques mètres seulement l’un de l’autre ? Le film révèle ses mystères au compte-goutte, mais on sent d’emblée qu’il y a une animosité énorme entre eux.
Rodrigo Sorogoyen adopte le point de vue de ces deux Français, incarnés par Marina Foïs et Denis Ménochet, exceptionnels tous les deux. Il filme le sentiment d’oppression qui grandit chez eux, la peur qui finit par s’installer, le regard qu’ils portent sur ces voisins devenus une véritable menace pour eux. Ce point de vue est important, parce que c’est celui que le spectateur adopte comme une évidence.
Mais il instille à petits traits une vérité plus nuancée que celle que l’on pressentait. Et le trouble ne cesse de grandir, comme lors de ce face à face de la dernière chance, où les certitudes du Français Antoine semblent vaciller, parce que pour la première fois, il comprend un peu mieux celui qui lui bouffe la vie. Si le film est aussi fort, c’est aussi pour ça : pour ce refus du manichéisme, même lorsque l’irréparable est commis.
Xan, incarné par l’Espagnol Luis Zahera, est ainsi un personnage d’une complexité et d’une vérité extraordinaires. Et la perception qu’on en a évolue en cours de route, nous confrontant à nos propres certitudes autoproclamées. Le personnage de la fille du couple (Marie Colomb) incarne parfaitement cette difficulté à se mettre réellement à la place de ceux qu’on a face à nous, même quand ils nous sont propres.
Chronique d’un mode de vie qui tend à disparaître, thriller tendu, As bestas est aussi une belle histoire d’amour entre deux acteurs qu’on savait excellents, mais qu’on n’avait peut-être jamais vu aussi intenses. Denis Ménochet, dont la puissance physique contraste avec le regard troublé. Et Marina Foïs, dont l’apparente passivité initiale cache une détermination et une sensibilité mêlées. Deux grands personnages, pour deux grands acteurs.
Et puis il y a la manière dont le cinéaste filme son décor, ces grandes vallées de la Galice qui tranchent avec tous les stéréotypes sur l’Espagne. Une nature belle et spectaculaire, mais où la vie est rude, et où beaucoup rêvent d’une vie plus facile. Dans ce décor là, le choix de vie d’un couple venu d’ailleurs passe mal. Et les questions que cela pose pèsent sur le film sans que Sorogoyen n’apporte de réponse facile. Le film, en tout cas, trotte dans la tête des jours après l’avoir vu…