
Je dois confesser ne jamais avoir été un grand fan du film de Robert Wise, pas vu depuis bien longtemps. Mais découvrir ce que Spielberg a fait de la comédie musicale de Broadway était quand même bien plus qu’intriguant. Spielberg s’attaquant à un genre phare du cinéma hollywoodien ? Carrément excitant…
Eh bien il ne faut pas longtemps pour être complément séduit par l’entreprise, totalement happé par l’ambiance esthétique et sonore de ce film, à la fois très fidèle à la comédie musicale originale, et qui porte sans le moindre doute possible la signature du cinéaste. Quelle ouverture ! Une caméra qui surplombe un quartier en pleine démolition, plongeant littéralement dans des décors de studio, parfaits jusque dans les tas de gravas, et dont se dégage pourtant un étrange et puissant parfum de réalité.
Tout le film, d’ailleurs, est basé sur cette équation a priori impossible. Spielberg signe un pur film de studio, où tout est à sa place, chaque élément de décor est fonctionnel, et les personnages (comme l’intrigue) se résument à une opposition hyper-schématique : d’un côté les descendants d’Irlandais sur le point de se voir déloger leur paradis américain ; de l’autre les nouveaux venus tiraillés entre l’envie de conquérir leur terre d’accueil et leur attachement pour leur Puerto Rico d’origine. Schématique, donc, mais d’une justesse absolue : le film prend les allures d’une fable, cruelle et constamment en prise avec la réalité.
Et puis il y a la manière de Spielberg, ce style si éclatant qui rend évident le mouvement de caméra le plus complexe. Il n’y a qu’à voir comment il filme le tout premier numéro musical, la formation de cette bande de jeunes dans ce quartier moribond, avec des travellings et mouvements de grue d’une virtuosité folle, mais qui n’ont jamais d’autre but que de nous plonger dans l’action, dans l’émotion, jamais tape-à-l’œil. Comme Les Aventuriers de l’arche perdue et d’autres réussites, son West Side Story est le triomphe d’un cinéma tourné vers le mouvement.
Il y a aussi ce mélange de modestie et d’assurance qui caractérise ses meilleurs films. Spielberg n’est pas du genre à survendre son talent, ou à se défaire de ses sources d’inspirations. On sent dans son film une admiration profonde pour celui de Wise, et la volonté d’en garder l’essence… tout en signant une œuvre personnelle. On retrouve ainsi toutes les chansons inoubliables de la comédie musicale, tous les moments qu’on attend… et même l’apparition de Rita Moreno, rescapée du premier film, à qui Spielberg fait bien mieux qu’offrir une apparition clin d’œil : il lui confie l’un des plus beaux personnages du film, celui d’une vieille commerçante qui, en quelque sorte, fait le pont entre les deux communautés.
Le West Side Story de Spielberg surpasse de loin celui de Wise par la virtuosité du cinéaste, qui nous offre quelques immenses moments de pur cinéma : une extraordinaire fausse bagarre dans un commissariat, un vrai affrontement dont des ombres vertigineuses renforcent l’aspect dramatique, un numéro chanté et dansé (« America ») irrésistible dans des rues bondées… Il fait aussi le choix gagnant de l’honnêteté et de l’authenticité : en confiant les rôles des Puerto Ricains à des hispaniques, et en choisissant des comédiens qui sont avant tout des chanteurs. D’où ce sentiment de redécouvrir des chansons pourtant bien connues, et cette certitude qu’on ne pourra plus jamais apprécier le film original comme avant.
Me voilà totalement séduit, et sans la moindre réserve, par ces premiers pas d’un grand cinéaste dans un genre qui semble, désormais, fait pour lui. On en sort la gorge nouée, bien sûr (faut-il rappeler que West Side Story est une adaptation libre de Roméo et Juliette?), mais surtout galvanisé, plus que jamais amoureux du cinéma. Et ça fait plus de quarante ans que Spielberg nous fait régulièrement cet effet là !