Damnation (Kárhozat) – de Béla Tarr – 1988
Béla Tarr filme la laideur, et c’est magnifique. Visuellement en tout cas, tout en plans séquences, en mouvements de grue et en panoramiques extraordinaires. Parce que les personnages, eux, ne le sont pas (magnifiques). Ils sont même d’une tristesse et d’une noirceur assez abyssales, quand on prend le temps de les observer.
Et il le prend (le temps), notre cinéaste hongrois préféré, qui semble redoubler d’intensité lorsqu’il filme les silences, l’ennui, le temps qui paraît même ne pas passer tant les personnages s’enfoncent dans un immobilisme radical, tout en moments sans cesse rejoués, en paroles presque vides de sens, en tout cas d’intérêt.
On pourrait résumer l’histoire assez simplement : un homme coupé du monde peine à conquérir une jeune chanteuse avec laquelle il a une liaison intermittente, et profite d’une occasion qui se présente pour envoyer le mari de cette dernière convoyer un chargement de drogue… Une intrigue de film noir, avec anti-héros, mari cocu, femme fatale… et pluie battante.
Pourtant, Tarr ne fait de cette intrigue qu’une vague trame, qu’il relègue au second plan, loin derrière l’observation de ces êtres qui se désagrègent. Une vision que renforcent les décors glauques, tout en friches et en terrains vagues, mais aussi ce noir et blanc au grain profond qui sera la marque du cinéaste dans ses grands films à venir.
Il y a quand même quelque chose d’assez intimidant à parler d’un film de Béla Tarr. Parce que l’intrigue est secondaire. Parce que son cinéma est un étonnant mélange d’austérité et de générosité, d’un rythme extrêmement lent et d’images superbes. Parce que ces images forment un tout fascinant et parfois abscons.
Une chose est sûre : Damnation est une suite presque ininterrompue d’images d’une puissance incroyables, qu’on aurait envie de toutes citer. Deux exemples, simplement… Le premier plan d’abord, paysage désolé et vaguement industriel que sa durée rend fascinant, annonçant l’ouverture hypnotique du Cheval de Turin. Et puis ce face à face inattendu et hallucinant entre le « héros » et un chien, les deux se lançant dans une espèce de duel, ou de danse, sous très haute tension.
On sort de Damnation avec le sentiment d’avoir vécu une expérience hors normes, et d’avoir été plongé dans les tourments internes de personnages paumés et presque résignés. Et c’est déstabilisant.