Les Trois Singes (Üç maymun) – de Nuri Bilge Ceylan – 2008
Jamais Nuri Bilge Ceylan ne s’est autant rapproché du film de genre qu’avec ces Trois Singes, le plus méconnu de ses films, une sorte de transition entre ses premiers films nourris de sa propre vie, et ses grandes fresques à venir. Après ça, le plus grand cinéaste vivant enchaînera avec quatre chefs d’œuvre absolus. En attendant le cinquième…
On n’en est pas tout à fait là, et Les Trois Singes est un film à la fois formidable, et un peu en deçà des précédents et (surtout) des suivants. Sans doute la photo saturée et quasi monochrome des premières séquences est-elle pour quelque chose dans la sensation initiale d’assister à une espèce d’essai qui ne serait qu’à peu près abouti. Cela dit, cette sensation ne dure pas, tant le style de Ceylan semble s’épanouir au fur et à mesure que le film avance.
D’ailleurs, un Ceylan en deçà vaut bien mieux qu’à peu près n’importe quel autre film. Et celui-ci a une intensité folle, basée pour une fois sur une intrigue et une narration plus classiques qu’à l’accoutumée, Ceylan flirtant même avec les stéréotypes du noir, femme fatale, sale type et antihéros à l’appui. Un chauffeur qui accepte n’endosser la responsabilité de l’accident mortel causé par son politique de patron, ce dernier profitant de la peine de prison de son larbin pour coucher avec sa femme.
Sans attendre la puissance des grands chefs d’œuvre du cinéaste, cette première partie inattendue a quelque chose d’assez radical, qui pousse à rêver d’un authentique film de genre que réaliserait Ceylan. Ce qui, on en a bien conscience, n’arrivera sans doute jamais. Première partie excitante donc, mais c’est dans la seconde moitié que l’on retrouve vraiment le génie du cinéaste.
Lorsque le mari sort de prison et qu’il retrouve sa femme et leur fils… Trois êtres largués et à la croisée des chemins, effrayés chacun à leur manière par l’avenir qui les attend. Le mari, rongé par la jalousie. Le fils, incapable de se projeter dans la vie, et confronté à un sentiment ravageur de trahison. L’épouse et mère, surtout, le plus beau personnage du film, une femme entre deux âges qui se raccroche à une aventure sans lendemain comme pour prolonger cette vie de femme désirable qui lui échappe.
C’est là, en se recentrant sur cette cellule familiale bouffée par les mensonges et les non-dits, que l’art de Ceylan s’exprime avec le plus d’intensité, dépassant les quelques fulgurances esthétiques qui parsèment son film. Oui, il a fait plus fort, et il fera encore plus fort. Mais même avec ce film transitoire imparfait, Ceylan est grand, et son cinéma unique et précieux.