Enchaîner deux chefs d’œuvre absolus, c’est déjà rarissime dans l’histoire du cinéma. Mais trois, quatre, voire plus ? Je serais assez tenté d’en conclure que Nuri Bilge Ceylan est le plus grand cinéaste vivant. D’abord parce que je le pense profondément. Ensuite parce que c’est encore une fois dans un état indescriptible que je sors de son nouveau film. Comme pour Le Poirier sauvage. Comme pour Winter Sleep.
Avec cette sensation d’avoir touché du doigt la beauté formelle la plus pure, en même temps que d’avoir été plongé au plus intime de l’âme humaine. Sublime, profond, et d’une intensité absolue… Voilà que je dis des Herbes sèches ce que je disais des précédents films de Ceylan, comme si son cinéma empruntait toujours les mêmes chemins. C’est à la fois vrai (il y a des thématiques récurrentes bien sûr), et injuste : chacun de ses films est une expérience inédite, toujours plus complexe, plus vraie, et plus rude…
Dans la salle de ma toute petite ville de province, une quinzaine de spectateurs, ce qui est plutôt très bien pour un film turc de 3h17. A la sortie, j’entends l’un d’eux glisser au directeur « c’est très beau mais un peu trop long ». Je me contente d’un regard complice avec ledit directeur, incapable de dire un mot encore… Mais non : Les Herbes sèches n’est pas trop long. Ces 3h17 d’émerveillement et de malaise paraissent même a posteriori d’une grande intensité.
Il ne s’y passe pourtant objectivement pas grand-chose. Mais la vérité, l’intensité, la profondeur sont telles que le film paraît touffu, voire étouffant. Parce que le personnage principal, comme souvent chez Ceylan, n’est pas très aimable. Et qu’il évoque chez nous (chez moi) des échos très personnel, et très dérangeant.
Le « héros » de Winter Sleep était arrogant, mais séduisant. Celui du Poirier sauvage était attachant, mais arrogant. Cette fois, difficile d’aimer cet homme quasi-omniprésent à l’écran, enseignant dans le collège d’un bled très paumé du fin-fond de l’Anatolie, dont le comportement invoque rapidement un terme psychanalytique : pervers narcissique.
Ceylan n’est pas homme à juger. En tout cas, il n’est pas homme à s’arrêter à une simple catégorie (une longue conversation au cœur du film est en cela fascinante). Pervers narcissique ? Oui, notre « héros » met mal à l’aise, et agit avec ses élèves comme avec ses amis d’une manière objectivement assez répugnante. Mais si ce personnage, aussi excessif soit-il, éveillait chez le spectateur des réminiscences qu’il ne pouvait nier… ?
On découvre Samet, le personnage principal, à son retour de vacances entre deux semestres. C’est l’hiver, un hiver intense et interminable qui recouvre tout, et Samet retrouve (vaguement) ses collègues et (intensément) l’une de ses élèves, avec qui il entretient une relation troublante, dont la nature précise reste mystérieuse. Mais il y a cette lettre d’amour qu’elle écrit, qui lui est confisquée, qu’il récupère, et dont il pense avec une sorte de fierté malvenue qu’elle lui est destinée.
A raison ? A tort ? Ceylan ne tranche pas franchement, et il est assez fascinant de voir que, en lisant les différentes critiques, le ressenti du spectateur peut être différent. Qu’importe à vrai dire. Avec cette adolescente, comme avec le magnifique personnage d’une professeur amputée jouée par Merve Dizdar (Prix d’interprétation à Cannes), Samet ne cherche en fait qu’à exister, qu’à plaire, qu’à retrouver cet état d’innocence qui n’appartient qu’à sa jeunesse évaporée.
Il est odieux souvent, brimant et manipulant ceux qui se dressent entre lui et les regards qu’il cherche à capter, méprisable oui, mais pathétique surtout. Tellement pathétique que conforter son narcissisme désespérée par un passage à l’acte charnel semble inadapté, incongru… Et c’est là que Ceylan s’autorise la scène la plus inattendue de tout son cinéma : le personnage, littéralement, sort de son rôle et quitte la scène pour se réfugier sur le plateau… Parenthèse étonnante qui, loin de briser la vérité du moment, la renforce d’une manière hallucinante.
Ce n’est pas la seule audace esthétique de Ceylan, dont le travail sur le regard trouve une autre apogée ici, en mettant en scène à trois ou quatre reprises les photos d’Anatolie et de ses habitants que prend le personnage principal (sublimes photos de Nuri Bilge lui-même et de son épouse Ebre), dont l’utilisation provoque une émotion que je serais bien incapable de traduire en mots.
C’est d’ailleurs la seule limite au cinéma de Nuri Bilge Ceylan : le sentiment d’impuissance qu’il procure à celui qui tente d’exprimer l’émotion et les bouleversements que son cinéma lui a procuré. Là encore, je serais bien tenté d’abdiquer, de simplement clamer que Les Herbes sèches est un film immense, et de m’y replonger immédiatement…