Kasaba (id.) – de Nuri Bilge Ceylan – 1997
Il a fallu attendre l’apogée de Nuri Bilgan Ceylan (au moins trois chefs d’œuvre absolus d’affilée dont une Palme d’Or) pour que son premier long métrage ait droit à une sortie en salles en France. Et finalement ce n’est peut-être pas si mal : pas sûr qu’on aurait apprécié à sa juste valeur ce coup d’essai (ou presque : juste un court métrage avant ça) d’un cinéaste largement autodidacte.
Il y a dans Kasaba, non pas une opacité, mais une espèce d’abstraction qui ne sera plus de mise dans ses grands films à venir. Et c’est à l’aune de ces derniers que Kasaba, film ramassé (qu’on n’aurait le temps de voir deux fois avec une pause-sieste de trente minutes au milieu pendant une projection des Herbes sèches) flirtant vaguement avec l’idée de narration, prend toute sa dimension, révélant d’emblée les obsessions et les thèmes d’un grand cinéaste en gestation.
Les premières minutes évoquent ainsi assez fortement Les Herbes sèches. Le décor est très similaire : une petite ville (la tradition de « Kasaba », comme un clin d’œil à La Grande Ville de Satyajit Ray) paumée dans l’Est de la Turquie. Le personnage qui paraît alors central aussi : un enseignant qui semble s’ennuyer ferme dans sa classe, rêvant à des lendemains sans doute plus urbains. La saison, enfin : un hiver glacial, avec la neige qui recouvre tout, y compris les bruits et les rêves.
« Les » saisons, plutôt : comme il le fera souvent dans son œuvre, Ceylan souligne à la fois la lenteur et le passage inexorable du temps par le changement de saison. Son film qui s’ouvre en plein hiver se poursuit bientôt à la belle saison, et se recentre sur d’autres personnages qu’on avait alors croisé comme par hasard : une fillette qui arrivait en classe avec un goûter moisi, ou un jeune homme qui errait sans but dans les rues désertes…
Après de longues et fascinantes errances quasi-muettes, Ceylan réunit ses personnages, membres d’une même famille, dans une étonnante séquence qui est le cœur du film, et celle qui évoque le plus fidèlement ce qui sera son cinéma à l’avenir. Trois générations de cette famille sont réunies dans une clairière où ils vont passer la nuit, et où les longues discussions, tout autant que les longs silences, révèlent les blessures et les espoirs déçus de chacun, avec, déjà, cette profondeur et cette délicatesse qui font la richesse du cinéma de Ceylan.
Ça et la beauté des images. Et dès ce premier film, toute petite production (le générique final doit durer trente secondes, et il ne défile pas vite) dont Nuri Bilge Ceylan apparaît comme l’unique auteur (scénariste, réalisateur et chef opérateur), la beauté des images est saisissante. En noir et blanc pour une fois, mais avec un contraste magnifique, et ce sens du cadre si élégant et si profond du cinéaste.
Un certain mystère se dégage quand même de ces portraits croisés. Mais les sensations sont immenses : la nostalgie, omniprésentes chez Ceylan, la douleur renfermée et les espoirs sourds. Et cette ultime image d’une main qui plonge dans l’eau vive d’une rivière, qui dégage sans que l’on comprenne vraiment pourquoi une émotion intense.