Les Enfants du Paradis – de Marcel Carné – 1945
Que peut-on attendre d’un film qu’on a si souvent placé en tête du classement des plus beaux du cinéma français, et qu’on n’a pas revu depuis si longtemps ? D’être envoûté, enthousiasmé, bouleversé, emballé, en un mot emporté. Emporté par l’ambition de la reconstitution de ce Paris du XIXe siècle, emporté par la magie des mots de Jacques Prévert, emporté par l’interprétation habitée, par l’ampleur du drame romanesque…
J’ai bien peur de ne pas être original : Les Enfants du Paradis est une merveille, un bonheur de 3 heures et 9 minutes dont on aimerait qu’il ne s’arrête jamais. Le plus beau rôle d’Arletty, Garance pour l’éternité. Le plus beau rôle de Pierre Brasseur, flamboyant Frédérick Lemaître. Le plus beau rôle de Jean-Louis Barrault, Baptiste Debureau si intense, si tragique. Le plus beau rôle d’à peu près tout le monde à vrai dire, tant ce drame ample et intime à la fois laisse de la place à tous.
Les Enfants du Paradis est ce qu’on appellerait aujourd’hui un blockbuster, une grosse machine. Des décors extraordinaires de Trauner, des dizaines de figurants, des tas de rôles parlants, des intrigues qui s’entremêlent, deux époques qui se répondent (le film est divisé en deux longs métrages)… Dès le générique de début, la musique de Kosma et Thiriet annonce l’ambition et la démesure du projet. Encore que démesure ne soit sans doute pas le terme le plus précis : les moyens sont immenses, et semblent même illimités, mais le film frappe surtout par l’intensité et la maîtrise qui s’en dégagent, une sorte d’état de grâce qui ne s’éteint jamais.
« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un si grand amour. » « Je ne suis pas belle, je suis vivante. » « Vous êtes riche et vous voudriez être aimés comme un pauvre. » Les grands dialogues grandiloquents peuvent être plombants. Ceux que glisse Prévert dans la bouche d’Arletty sont d’une beauté sidérante, comme cette gouaille si joyeuse qui laisse la place à une distinction si désabusée. C’est beau, renversant, poétique et tragique.
Le scénario et les dialogues sont magnifiques, c’est un fait. De là à attribuer au seul Prévert la réussite du film, il y a un pas qu’il serait bien injuste de franchir. Carné est bien plus qu’un illustrateur : de ce scénario si ample, de tous ces personnages qui se croisent sur un boulevard du crime bondé, il tire un film où tout coule de source, fluide et intense, drôle et poignant, d’un seul mouvement complexe et pluriel.
Dans ce vaste mouvement qui emporte tout, on croise une artiste paumée, libre et amoureuse, un célèbre mime, un grand acteur, un tueur anarchique… Mais au fond, uniquement des êtres qui tentent chacun à leur manière de dompter leur solitude. Un film en état de grâce. Allez… On refait un classement des plus beaux films du monde ?
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