Babylon (id.) – de Damien Chazelle – 2022
Est-ce la mauvaise passe que traversent les salles obscures ? Le cinéma en tant que sujet n’a peut-être jamais autant inspiré les grands cinéastes qu’aujourd’hui. David Fincher (Mank), Quentin Tarantino (Once upon a time in Hollywood), Steven Spielberg (The Fabelmans)… et Damien Chazelle, pas encore quadragénaire, qui nous plonge avec Babylon à l’époque charnière de la fin du muet et du début du parlant.
Cette période a inspiré plus d’un film, de Chantons sous la pluie à The Artist. Chazelle rend d’ailleurs un bel hommage au film de Stanley Donen et Gene Kelly, particulièrement dans la très belle dernière scène, dans une salle de cinéma. Il y en a plusieurs, des scènes qui se passent dans des salles obscures, toutes différentes, toutes poignantes, toutes pleines de vie. Parce que Chazelle a beau signer un film profondément nostalgique, Babylon est aussi et avant tout un chant d’amour plein de vie au cinéma d’hier et d’aujourd’hui.
Le moment qui résume, peut-être, le mieux le propos du film, c’est cette scène où une critique à la plume acerbe confirme à la star sur le déclin que oui, ses jours de gloire sont terminés, mais que ce qu’il laisse dépasse de loin sa propre personne. Que des enfants qui naîtront cinquante ans plus tard vibreront devant les films qu’il a fait, devant ce qu’il représentera pour toujours, en tout cas pour longtemps.
On pourrait comparer Babylon à Une étoile est née, pour les destins croisés de cette grande star sur le déclin et de cette starlette en pleine ascension (Brad Pitt et Margot Robbie, formidables tous les deux). Mais ce serait aller un peu vite. Chazelle, cinéaste, est au moins autant chef d’orchestre. Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler dans son film, mais des personnages qui se croisent et interagissent comme des musiciens, ou comme les notes d’une partition qui passe du gigantisme à l’intime avec une maîtrise exceptionnelle du mouvement.
On parle de la séquence d’ouverture ? Ou plutôt non : « des » séquences d’ouverture ? D’abord, une soirée d’orgie hallucinante qui nous dévoile d’emblée l’envers du rêve, la débauche et la vulgarité de stars dont l’humanité est dévoilée avec beaucoup de crudité. Et puis l’autre envers du décors : un plateau de cinéma en plein air, où se tournent simultanément plusieurs films dans un bordel absolument pas organisé, mais d’où naissent de vrais moments de pure magie : une larme qui coule au bon moment, un coucher de soleil miraculeux et un papillon sur le noir, qui donnent du sens au chaos.
Chazelle filme ce chaos à grand renfort de travellings, de gros plans et de plans très larges, démiurge dont le style impressionnant n’est jamais écrasant, toujours extrêmement maîtrisé et même très humain. Chazelle filme une époque et un mouvement, pas un biopic. D’ailleurs, à de rares exceptions près (Thalberg notamment), tous les personnages sont fictifs, quoi que très inspirés par d’authentiques personnalités, à l’image du personnage de Brad Pitt qui évoque la figure de John Gilbert.
Le film commence en 1926, mais les figures qu’on y croise évoquent parfois un Hollywood plus ancien encore : celui des années 1910 où tout se construisait, et du début des années 1920. L’overdose de la starlette sous les yeux d’une vedette très opulente, au début du film, rappelle évidemment la déchéance de Roscoe Arbuckle en 1921. Chazelle s’autorise beaucoup de liberté, pour mieux restituer la folie d’une époque révolue, et la perte d’une certaine idée de la liberté justement.
Moins spectaculaire mais tout aussi impressionnante : la séquence où l’actrice qui monte tourne sa première scène parlante, le silence absolu et les règles draconiennes ayant remplacé sur le plateau l’effervescence et le joyeux bordel des tournages muets. Margot Robbie y est d’ailleurs absolument formidable, attirant la lumière jusque dans ses nuances de jeux.
C’est aussi l’histoire d’un idéal perdu, et de l’apparition d’un Hollywood où les femmes n’ont plus leur place que sur l’écran, et les noirs n’ont d’intérêt que pour les rentrées qu’ils peuvent assurer dans leur communauté. Cruel et désenchanté, mais pas totalement cynique : l’amour du cinéma domine constamment, jusque dans la folie glauque de la scène du blockhaus (un peu too much, mais glaçante), et dans la dernière scène mélancolique et déchirante de Brad Pitt, inoubliable.
Mais le cinéma, c’est un peu plus que la vie. Chazelle le ressent profondément, et il en fait le cœur de son film, extravagant et sensible. Beau.
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