Fille du Diable – de Henri Decoin – 1946
Fille du Diable commence par une séquence incroyable. Un assaut lancé par la police sur un immeuble d’habitation où s’est réfugié un célèbre bandit dont personne ne connaît le visage. Ça tire dans tous les coins, à l’arme lourde. Dans l’appartement où il se cache, le bandit tire pour tuer, à travers la fenêtre donnant sur la cour, et à travers la porte. Puis il enjambe le balcon, saute vers l’appartement voisin, puis celui du dessous, et il réussit à s’enfuir.
Son visage, dur et fermé, seul le spectateur à l’occasion de le voir : c’est celui de Pierre Fresnay, et c’est déjà un choc en soit. Pierre Fresnay dans la peau d’un tueur que rien ne peut vraiment rattraper. Un vrai méchant… Oui, sauf que dans ce film, la notion de bien et de mal échappe à tout jugement trop facile. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre de ces atouts : non seulement le film de Decoin évite tout manichéisme facile, mais il s’avère d’une complexité assez rare, refusant systématiquement de juger, de condamner, d’excuser…
Cette première séquence est aussi impressionnante par ses cadrages, la vivacité de son montage, et son utilisation de la musique d’Henri Dutilleux, déstructurée et fascinante. Image et musique qui jouent avec une telle force la même partition, voilà qui fait de Fille du Diable quelque chose comme un film précurseur, très en avance sur son temps.
C’est en tout cas un film passionnant, qui se permet d’abandonner un temps son personnage principal, accueilli comme un héros dans une petite ville, sous une fausse identité endossée par le plus miraculeux des hasards, pour s’intéresser à un autre personnage incroyable : une espèce de sauvageonne qui trimballe derrière elle un lourd passé et une amertume sans borne. C’est elle, la « fille du diable », bourgeoise bien née plongée dans la misère et le rejet de tous depuis la mort de ses parents, et souffrant de tuberculose.
Dans ce rôle, la jeune Andrée Clément (qui, triste ironie, mourra à 35 ans de la tuberculose) est à la fois inquiétante et émouvante, haineuse et fragile, aussi complexe que le bon médecin du village qui se livre à un chantage éhonté sans pour autant perdre son humanité, joué par Fernand Ledoux. On ne dira rien de la dernière scène, si ce n’est qu’elle atteint des sommets, et que les rapports humains y échappent définitivement à tout jugement facile. Au sommet de son art, Decoin signe l’une de ses grandes réussites, particulièrement méconnue.