Pattes blanches – de Jean Grémillon – 1948
Une nuit, sur une côte escarpée de Bretagne, les phares d’une voiture percent l’obscurité. L’automobile s’arrête au milieu de nulle part. Un homme d’âge mur en descend, sous le regard de sa passagère, belle femme nettement plus jeune qui découvre le pays. « Un beau pays », lui assure l’homme avec une fierté de coq dans le regard. Elle découvre au loin la silhouette d’un château. Et c’est son regard à elle qui s’éclaire…
En quelques secondes, en une poignée de plans plastiquement superbes, Jean Grémillon plante le décor, installe les bases d’une histoire dont on sent d’emblée qu’elle est placée sous le signe de la tragédie. Il y a du Rebecca dans ce film. Il y a aussi du Gueule d’amour ou du Remorques, deux chefs d’œuvre (nettement plus connus) du cinéaste qui plaçaient des personnages très charismatiques dans les bras d’un amour dévastateur.
Il y a de ça dans Pattes blanches, un film que, pourtant, Grémillon a récupéré un peu par hasard, lorsque Jean Anouilh qui devait le réaliser est tombé malade. D’où vient, alors, qu’il porte à ce point la patte de Grémillon ? Le cinéaste, qui n’avait plus connu de vrai succès public depuis dix ans (L’Etrange Monsieur Victor), et plus tourné de long métrage depuis six (Le Ciel est à vous, magnifique également) transforme cette histoire en une sorte conte tragique dont l’atmosphère flirte avec le fantastique.
Le décor, pourtant, est planté dans la réalité : ce microcosme comme Grémillon aime les filmer. Un petit village de pêcheurs dont la quiétude vacille lorsque l’aubergiste, joué par Fernand Ledoux, revient accompagné de sa « nièce », beaucoup plus belle et beaucoup plus jeune que lui, dont il est évident pour tout le monde qu’elle est sa maîtresse. C’est Suzy Delair, étonnante et magnifique dans un rôle particulièrement complexe : séductrice, manipulatrice, passionnée, humaine…
Un mari, une épouse trop jeune, un amant ? Ce n’est pas si simple. Parce qu’il y a deux amants : un châtelain désargenté (Paul Bernard) et son demi-frère, un bâtard hanté par ses origines (Michel Bouquet, très jeune et déjà très inquiétant). Et parce que chacun porte en soi une sorte de fatalité liée au poids de l’héritage, ou simplement au destin contraire.
Grémillon embrasse tout ce petit microcosme avec un mouvement d’une fluidité extrême. Sa caméra grimpe un escalier en suivant un personnage, qui ouvre une porte et en dévoile deux autres. L’un s’en va, entraînant la caméra avec lui jusqu’à une salle où le point de vue passe à un autre personnage encore… C’est à la fois d’une extrême simplicité et d’une grande beauté.
Cette virtuosité discrète trouve son apogée la nuit du mariage, dont on ne dira rien si ce n’est qu’elle est d’une force irrésistible, le regard du cinéaste semblant épouser le vent violent qui se met à souffler… Grémillon ne tournera plus que deux longs métrages après celui-ci. La réussite de Pattes blanches est telle qu’on ne peut que regretter amèrement qu’il n’est pas plus tourné…