Le Diable n’existe pas (Sheytân vodjoud nadârad) – de Mohammad Rasoulof – 2020
Comme son compatriote Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof fait partie de ces réalisateurs iraniens régulièrement condamnés par le pouvoir en place. Leurs films seraient de la propagande, et une menace pour la sécurité nationale. Si, si. Bonne nouvelle : au-delà de l’aspect forcément politique du Diable n’existe pas (malgré les condamnations, malgré les interdictions, Mohammad Rasoulof a choisi de le tourner en Iran), c’est surtout une immense réussite, un film qui vous hante longtemps, très longtemps après la projection. Un Ours d’or bien mérité au festival de Berlin.
En un peu plus de deux heures trente, le film conte en fait quatre histoires : quatre moyens-métrages indépendants les uns des autres, mais complémentaires. Bien mieux qu’une simple succession de sketchs, Le Diable n’existe pas frappe d’abord pour l’intelligence de sa construction. Chaque segment enrichit les précédents avec son propre rythme, sa propre logique, mais avec un même fil rouge, la peine de mort, thème central dont on ne prend conscience qu’à la dernière minute de la première histoire, comme une immense gifle que l’on ne voyait pas venir, et dont l’effet ne se dissipera plus.
Le film s’ouvre sur de longs plans suivant un homme entre deux âges, bonne tête mais taciturne. On le voit passer un contrôle, sortir un lourd sac de son coffre… D’emblée, une sorte d’inquiétude s’installe. Qu’y a-t-il dans ce sac ? Quelque chose d’inavouable ? Le corps d’un homme peut-être ? Mais non : du riz, la portion normale à laquelle sa famille a droit. L’homme est un bon mari, un bon père de famille, un bon fils, un bon voisin, un type bien en fait, bien intégré dans la société, dont on suit le quotidien sans éclat mais bien rempli. On le suit aussi le soir, lorsqu’il prend sa voiture et qu’il traverse la ville à la nuit tombée, le regard comme perdu, happé par ces feux qui passent au rouge, au vert, et dont on comprendra brutalement ce qu’ils évoquent pour lui…
Après ce premier segment, qui montre ce que peuvent avoir de déshumanisant les exigences de la société iranienne, la suite fait un peu figure de retour aux sources : à cet âge où le choix n’est pas encore fait. Après le quotidien d’un homme installé, dans ce qu’il a de plus banal, c’est un huis clos étouffant et sous tension qui nous attend. Six jeunes conscrits sont enfermés dans leur chambrée minuscule. L’un d’eux est en sueur, pâle comme un cadavre. Cette nuit, il sait qu’il doit pour la première fois « retirer le tabouret » d’un condamné à mort, comme doivent souvent le faire les jeunes hommes durant leur service militaire. Il cherche à y échapper, attendant l’appel de sa petite amie dont il compte sur les relations. Lui refuse de tuer son semblable, ses camarades tentent de le raisonner, lui expliquant que c’est un passage obligé pour faire partir de la société… C’est extrêmement tendu, admirablement mis en scène dans les décors exigus de cette caserne-prison. Et là encore, la réalité est bien loin de ce qu’on croyait percevoir.
Dans le troisième segment, un nouveau changement de perspective s’opère. Changement de décor aussi : on découvre un jeune conscrit profitant de trois jours de permission dans les vastes paysages de la campagne verdoyante iranienne. Le jeune homme profite de ce temps libre pour retrouver sa petite amie dans sa maison familiale, loin de la ville. Il y découvre une famille en deuil, après la mort d’un homme que lui-même ne connaissait pas, un « activiste » dont il apprend en même temps l’existence et la mort, exécuté la veille dans la prison où il était incarcéré. En découvrant la photo de cet ami qu’on lui cachait, le jeune conscrit comprend que c’est l’homme à qui il a lui-même « retiré le tabouret » pour avoir droit à ces trois jours de permission…
Nouveau changement de perspective dans le quatrième et dernier segment. Et nouveau changement de décor : cette fois, les montagnes arides et désertiques, où vit un homme qui, lui, a refusé de se plier, sacrifiant ainsi tout son avenir et tout ce à quoi il pouvait prétendre. On dirait volontiers que c’est le plus beau des quatre, mais ce serait injuste. Il est le plus fort, le plus bouleversant, parce qu’il est éclairé par les trois précédents, parce qu’il boucle une sorte d’étude à hauteur d’hommes sur ce que la peine de mort et cette société iranienne exigent. Le film est politique, oui, bien sûr. Mais s’il est si beau, et finalement si universel, c’est parce qu’il ne filme que des individus, dans leur complexité, leurs doutes et leurs certitudes. Tout simplement magnifique.