Le Grand Passage (Northwest Passage – Book 1 : Rogers’ Rangers) – de King Vidor – 1940
Avec cette première production en Technicolor, la MGM flirte ouvertement du côté de quelques gros succès récents : Les Aventures de Robin des Bois côté Warner, et surtout Sur la piste des Mohawks côté Fox, dont Le Grand passage reprend le contexte (ou pas loin) : l’Amérique du milieu du XVIIIe siècle, dominée par la guerre entre les Anglais et les Français, et contre les Indiens.
Soyons clair : le film n’a ni la parfaite légèreté du chef d’œuvre de Curtis, ni la folle intensité de celui de Ford. Cette grosse production hollywoodienne est passionnante et pleine de moments franchement mémorables, mais elle ressemble souvent avant tout à ça : une grosse production hollywoodienne, dans laquelle on met du temps à entrer, et qui n’évite pas les flottements et les facilités scénaristiques.
De King Vidor, l’auteur de tant de chefs d’œuvre avant ou après 1940 (y compris de grosses productions hollywoodiennes d’ailleurs), on attendait notamment un dénouement plus convaincant que cette déroute qui se transforme en triomphe par un tour de passe-passe bigot, du genre il ne faut jamais perdre la foi, après tout, Moïse est bien resté quarante jours sans rien manger. Si au moins cela symbolisait la grandeur de la solidarité, comme dans le très beau Notre pain quotidien, mais non.
Une autre limite, c’est le Technicolor lui-même, parfois franchement pisseux, souvent mal maîtrisé, qui gâche même les premières scènes du film. Paradoxalement, la couleur apporte aussi une dimension quasi inédite (il y a eu les Mohawks de Ford quand même, avant ça) à l’épopée de ces Rangers qui s’enfoncent dans des paysages somptueux, transformés régulièrement en théâtres sanglants. Et ce contraste si brutal entre le vert du décor et le rouge du sang est sans doute la grande force du film.
Le décor est toujours primordial chez Vidor. Mais le cinéaste ne filme vraiment que les individus qui y évoluent. En cela, Le Grand Passage est un Vidor typique, avant tout basé sur ses personnages, tous très forts et filmés avec beaucoup d’empathie : Spencer Tracy en leader charismatique et clairvoyant, Robert Young en étudiant confronté à la violence des guerres indiennes, Walter Brennan en fidèle compagnon… mais aussi tous les seconds rôles, Vidor offrant chacun un moment de gloire.
Beaucoup d’empathie, notamment, pour les vaincus : les hommes terrassés par la faim, la peur, ou la folie. Et les Indiens aussi, mine de rien. Aucun d’entre eux n’est vraiment filmé en tant qu’individu, certes, ce qui a d’ailleurs valu au film d’être taxé de racisme. Mais leur sauvagerie n’apparaît que dans les témoignages parlés, jamais directement à l’image. Au contraire, les seules scènes de violence que filme Vidor sont de véritables massacres perpétrés… par les héros, et qui laissent un goût franchement très amer.
On ne retrouve pas dans Le Grand Passage le souffle dramatique des grands films muets de Vidor, ou de ses grands westerns à venir (Duel au soleil et L’Homme qui n’a pas d’étoile, deux films immenses). Mais il y a un rythme, une manière de filmer le mouvement, le groupe, la peur. Une manière surtout de mettre en scène la déroute de ces hommes et d’invoquer le souvenir de la civilisation. Malgré ses imperfections, voire ses francs défauts, le film est passionnant.