L’Ange exterminateur (El Ángel exterminador) – de Luis Bunuel – 1962
A la fin d’une soirée de la grande bourgeoisie, les hôtes « oublient » de rentrer chez eux. Le lendemain, ils réalisent qu’ils sont incapables physiquement de quitter la pièce où ils ont tous passé la nuit… Difficile de ne pas penser au Huis-clos de Sartre avec cette intrigante intrigue, mais Bunuel prend bien garde de prendre ses distances en insérant des images du monde extérieur. Pas question pour lui d’expliquer les causes de cette situation, qui doit finalement plus au pur fantastique du Village des damnés de Wolf Rilla. Qu’importe les causes, donc, seules les conséquences comptent vraiment.
Le parti-pris fantastique, avec ses incursions surréalistes (des moutons et un ours qui traversent la maison, une main qui s’anime), est surtout l’occasion de confronter des grands bourgeois à eux-mêmes. Et il ne faut pas longtemps pour que le vernis craque, d’abord par petites touches sournoises : des répliques acerbes, une absence d’empathie de plus en plus assumée… Puis avec une radicalité qui ne cesse de grandir.
Derrière son aspect de fable un peu poétique, parfois loufoque, Bunuel pointe du doigt le phénomène de caste, la frontière absurde que décide une certaine catégorie sociale autoproclamée supérieure. Que les domestiques « quittent le navire » dans les premières minutes, comme un réflexe naturel de défense, n’est pas un détail : il est temps de laisser ses grands hommes et ses grandes femmes si dignes révéler ce qu’ils sont réellement.
Et ce n’est pas bien glorieux, assène Bunuel, révélant derrière les apparences de ces bourgeois ce que l’humanité peut avoir de plus mesquine, ou de plus minable. Le poétique et le burlesque ont fait long feu : c’est alors l’extrême cruauté du regard qui domine. Et lorsque les dernières apparences sont tombées, et que Bunuel « lâche » enfin ses personnages, le voilà qui semble reprendre son dispositif dans l’enceinte d’une église, prêt à s’attaquer à sa nouvelle cible, tout aussi hypocrite et méprisable à ses yeux. Cruel, brillant, et grinçant.
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