Les Amants du Pont-Neuf – de Leos Carax – 1991
Étonnant la précision avec laquelle ce film réussit à capter l’esprit d’une époque. Pas même une époque, à vrai dire : un moment, plutôt, resté dans l’esprit du jeune ado provincial que j’étais alors. Celui de 1989, lorsque Paris fêtait le bicentenaire de la Révolution tout en fermant l’un de ses symboles, ce Pont-Neuf passé à côté de la fête pour cause de lourds travaux de rénovation, et dont les touristes d’alors (parmi lesquels de jeunes ados provinciaux) ne pouvaient que deviner l’esprit derrière les palissades.
Le jeune ado provincial d’alors avait rêvé devant ces palissades. Il avait rêvé aussi devant les images, partagées par des magazines de cinéma, d’un tournage hors normes, en partie sur les lieux mêmes. Un projet comme il en existe finalement peu, dans lequel un jeune artiste en vogue après son premier film s’est jeté à corps perdu, anxieux de capter ce moment comme coupé de l’histoire, qui ne se répéterait pas, et qui a bien failli se perdre corps et âme dans l’entreprise.
Leos Carax ne s’est finalement pas perdu, et son film est une œuvre précieuse, à défaut sans doute d’être un grand film. Sa vision donne en tout cas le sentiment d’assister à quelque chose de rare, l’une de ces œuvres dont la gestation embrasse le sujet, à moins que ce ne soit l’inverse. Un film coupé du monde mais d’une acuité totale sur la condition humaine, un bicentenaire omniprésent dont on ne voit que des éclats dans le ciel, un couple qui se débat dans une capitale grouillante dont on ne voit que des rues noires et désertes…
C’est l’une des forces étonnantes de ce film : ce parti-pris de ne filmer que des ombres, des pieds, des mains, des cheveux des millions de Parisiens menant une vie « normale » : juste des détails, une voix parfois, qui contribuent à la fois à couper les personnages principaux de la société bien installée, et à renforcer la force de leur présence, et des liens qu’ils se créent. Juliette Binoche et Denis Lavant, couple totalement improbable qui gagnera peu à peu une sorte d’évidence.
Un homme fracassé par la vie, une femme détruite par les circonstances, tous deux trahis par leurs corps, ravagés, d’une douleur qui donne envie de hurler… Les premières minutes semblent annoncer un film-document terrifiant sur le quotidien des SDF, du cinéma vérité sans concession avec des images crues tirées de la rue. C’est un peu vrai, mais Carax est un poète, ou un tragédien. Le film, avec quelques maladresses, un peu de grandiloquence, et beaucoup de magie, porte en tout cas une soif de vivre qui flirte habilement avec la naïveté. Constamment sur le fil. Et finalement très beau.
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