La Leçon de piano (The Piano) – de Jane Campion – 1993
Superbe et terrible Palme d’Or, portrait d’une femme ivre de liberté, avide de vivre pleinement, et engoncée dans des tonnes de contraintes. Une femme enfermée dans une société où les femmes n’ont aucun droit, et qui s’est murée depuis l’enfance dans un mutisme protecteur, avec pour refuge les mélodies qu’elle sort de son piano. Mariée par son père à un homme qu’elle ne connaît pas, et qui vit loin de tout, en Nouvelle Zélande, dans une plantation coupée de tout.
Le film de Jane Campion est à la fois poétique et implacable. Visuellement splendide, avec ces images comme en suspense dans une nature grandiose. Mais la beauté apparente renforce la cruauté des situations, et du ton. Cette nature si séduisante est en fait bien inamicale. Les grandes plages au sable chaud sont vite recouvertes par une marée agressive. La végétation luxuriante cache mal un décor de boue et de pluie… Il y a constamment, comme ça, l’opposition brusque et violente du cadre et de ce qu’il cache.
Holly Hunter est magnifique dans le rôle de cette femme à qui toute velléité de liberté est refusée, et dont le piano est l’unique bulle de vie. On peut affirmer sans trop de risque qu’elle trouve là le rôle de sa vie, un rôle totalement muet donc, mais d’une intensité folle : faussement résignée, déterminée malgré tout, et prête à envoyer promener tout l’ordre établi. Pas si simple quand même, dans un tel univers castrateur, superbe personnage de femme bafouée mais forte auquel Jane Campion apporte toute sa force, et ce regard si intime.
Elle filme merveilleusement les rapports plus complexes qu’attendus entre Ada et sa fille (Anna Paquin, une révélation), aussi bien que ceux avec les deux hommes du film : le mari (Sam Neill), a priori civilisé ; et l’homme apparemment sauvage (Harvey Keitel). Ada est un personnage exceptionnel, d’une détermination folle. Personne ne l’écoute ? Elle se mure dans le silence. Mariée de force ? Elle fait bonne figure. Son piano « en otage » chez le sauvage du coin ? Elle accepte tout ce qu’on lui demande pour le récupérer…
Et face à cet Harvey Keitel moins bestial que désespérément tendre, c’est toute la sensualité de la jeune femme qui se libère. A travers les couches opaques de vêtements, au hasard d’un coin de peau qui apparaît à travers un trou pas plus large que le petit doigt, Jane Campion filme la naissance du désir physique, le plaisir, la vie qui se libère. Et c’est d’une beauté renversante, à l’intérieur d’un décor étouffant.
La Leçon de piano est un film dont le féminisme farouche garde toute sa force, et sa singularité malgré les prises de conscience récentes. Presque trente ans plus tard, il restait aussi (jusqu’à cet été) l’unique film réalisé par une femme ayant décroché une Palme d’Or à Cannes.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.