Un dimanche à la campagne – de Bertrand Tavernier – 1984
Bertrand Tavernier était un immense passeur. Si sa mort a eu un tel impact sur le cinéphile que je suis, c’est avant tout parce que sa disparition ressemble à une grande et belle porte que l’on referme sur le cinéma de patrimoine. Sale année pour le septième art. Mais Tavernier était aussi un grand cinéaste. Revoir Le Juge et l’Assassin et Coup de torchon était déjà une belle manière de s’en assurer. Découvrir (très tardivement, certes) Un dimanche à la campagne l’est encore d’avantage.
C’est peut-être le plus beau de ses films, et pourtant il ne s’y passe rien. Ou presque. C’est le récit d’une simplicité totale d’un dimanche à la campagne, au début du XXe siècle, de ces dimanches d’aimable ennuie que les enfants devenus grands viennent passer avec leur père devenu vieux. Et où les fantômes de la jeunesse disparue affleurent, de cette vie de famille depuis longtemps disparue, et que le vieux père tente de rattraper par bribes.
C’est simple, remarquablement dépourvu d’effets spectaculaires, et c’est d’une beauté stupéfiante. En état de grâce, Tavernier (et sa voix off à la Truffaut) capte l’émotion, le temps qui a passé, les petits malaises, les rancœurs mal ravalées, l’harmonie passée, l’angoisse du temps qui passe… Dans le rôle du patriarche, Louis Ducreux trouve le rôle de sa vie, celui d’un peintre habité par son art, et par les souvenirs de ce temps où sa femme était vivante et ses enfants autour de lui.
Il est une sorte de figure de sagesse, mais qui peine à accepter le temps qui passe… et les nouveaux venus qu’il apporte. « J’ai toujours voulu vivre avec mon temps, mais… » Mais sa bru, pourtant si aimante, fait un peu figure d’intruse. Comme ces petits-enfants qui l’agacent bien un peu lorsqu’ils se mettent à courir partout, ou qu’il ignore lorsque la fillette lui tend un dessin.
Tavernier capte ces failles, ces moments en suspens, ces douleurs tues. Sans éclat, sans excès, il filme un dimanche qui s’écoule sans histoire, et attrape au vol les signes de fêlures. Le regard du fils, Michel Aumont, qui encaisse sans rien dire les petites réflexions de son père. Celui de Sabine Azéma surtout, dans la guinguette, gros plan bouleversant de son visage derrière la voilette de son chapeau.
L’émotion apparaît parfois sans que l’on comprenne vraiment pourquoi. Comme dans ce court flash-back d’un pique-nique en famille, où la caméra se dirige vers une assiette blanche et vide, posée sur un drap blanc. Pourquoi donc ce simple mouvement prend-il à ce point aux tripes ? Peut-être parce qu’il manque quelque chose, soudain : les couleurs, la richesse des compositions d’image.
Louis Ducreux incarne un peintre amoureux de Renoir, Caillebote ou Van Gogh. Et c’est loin d’être anodin : Un dimanche à la campagne est aussi le plus pictural des films de Tavernier, véritable manifeste impressionniste où chaque plan semble donner vie à un tableau, ou former un tableau. Un plan, notamment, révèle l’inspiration de Tavernier : Sabine Azéma, qui vient d’arriver chez son père, est filmée seule dans la maison, à la fenêtre, avec des mouvements de caméra qui donnent le sentiment de passer d’un tableau à un autre, comme si les arts de Renoir père et fils ne faisaient plus qu’un.