Le Juge et l’assassin – de Bertrand Tavernier – 1976
A la fin du XIXe siècle, dans le Sud-Est de la France, un ancien soldat assassine jeunes filles et jeunes garçons au hasard de ses voyages sur les chemins. C’est un authentique fait divers qui est à l’origine du troisième long métrage de Bertrand Tavernier, mais l’ambition du jeune cinéaste est déjà bien ailleurs. Certes, il est question d’un tueur en série, de sa traque et de son jugement. Mais ces crimes ne sont pour Tavernier que le prétexte à un portrait acide et dérangeant de cette France là, autoritaire, colonialiste, antisémite.
L’œuvre de Tavernier est, peut-être plus encore que celle de Spielberg pour les Etats-Unis, une sorte de comédie humaine consacrée à l’histoire moderne de la France. Ses films sont bien souvent des plongées d’une vérité troublante dans une époque malade, avec ses dérives, ses tares, ses grandeurs parfois (mais pas souvent) : de la cour de Philippe d’Orléans dans Que la fête commence aux coulisses du Quai d’Orsay, en passant par les cadavres de la bataille de Verdun de La Vie et rien d’autre ou par le Paris de l’occupation de Laissez-passer.
Le Juge et l’assassin est une étape importante dans cette démarche, parce que le film est une merveille, totalement en dehors du temps. Tavernier nous plonge dans cette France de la fin du siècle d’avant, il s’y plonge lui-même, avec une force rare. Cela passe par les paysages grandioses de l’Ardèche, qui ont rarement été aussi cinégéniques qu’ici. Cela passe par les tensions dreyfusardes que l’on ressent constamment. Cela passe par les costumes, le langage, étonnants de vérité. Cela passe aussi par ces chansons signées (et chantées) par Jean-Roger Caussimon, complaintes fascinantes qui semblent avoir traversé le temps, mais qui ont bel et bien été écrites pour le film.
Michel Galabru trouve le rôle de sa vie bien sûr. C’est même tellement une évidence que revoir le film pointe une nouvelle fois du doigt le gaspillage de son talent. Pourquoi donc n’a-t-il jamais retrouvé un rôle d’une telle ampleur que ce tueur, dont Tavernier fait une sorte de symbole de ce que cette société peut engendrer de pire. Une victime, en fait, sorte de double de Monsieur Verdoux. L’exergue que Tavernier place à la fin de son film renvoie directement au plaidoyer de Chaplin au pied de l’échafaud : Bouvier a tué douze enfants entre 1893 et 1898. « Durant la même période, plus de 2500 enfants de moins de 15 ans périrent dans les mines et les usines à soie, assassinés ! »
Bouvier/Galabru est un assassin ? Oui, inquiétant et pathétique. Mais une victime aussi, sans doute violé dans son enfance au sein de cette église si puissante, rejeté par toutes les institutions, et manipulé par ce juge cynique et ambitieux, grand rôle pour Philippe Noiret, magnifique dans la mesquinerie, symbole de cette société des injustices dont Isabelle Huppert, elle aussi superbe, représente l’autre pan. Qui finira par se dresser en héritière de la Commune dans une dernière scène puissante et belle.
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