The Irishman (id.) – de Martin Scorsese – 2019
Le voilà donc, le film le plus attendu de l’année… De la décennie ? Quel plaisir, en tout cas, de voir se reformer le duo Scorsese/De Niro. J’ai beau avoir assommer mes enfants avec ça, avec l’importance que revêtaient ces retrouvailles pour tout cinéphile… La dernière fois que ces deux là ont bossé ensemble, c’était dix ans avant leur naissance. Autant dire qu’en tant qu’acteur vivant, De Niro ne représente pas grand-chose pour eux. En tant que monument du cinéma, en tant que légende… mais en tant qu’acteur vivant ?
Dans quoi ont-ils eu l’occasion de le voir au cinéma ? Lui ou Pacino, d’ailleurs. Depuis cette fameuse année 1995 (celle de Casino, donc, mais aussi celle de Heat), ces deux monstres sacrés ont largement mangé leur pain noir, au point d’en faire une sacrée indigestion. De Niro n’a pas fait que des nanars ces dernières décennies, mais aucun chef d’œuvre incontestable non plus. La période bénie de Taxi Driver, Le Parrain 2, Il était une fois en Amérique, Les Affranchis ou Raging Bull semblaient appartenir pour de bon au passé, trop souvent perdu qu’il était entre polars sans souffle et comédies potaches. Pas mieux pour Pacino, lui qui pouvait se vanter d’un quasi-sans faute de ses spectaculaires débuts jusqu’au nouveau millénaire…
The Irishman, maintenant, est-il à la hauteur de l’attente ? Une chose est sûre : après ce film, De Niro et Pacino ne peuvent décemment plus continuer à gâcher leur talent. Oui, le film est formidable. Et oui, tous les deux livrent leur meilleure prestation d’acteur depuis des années.
Dans le rôle de Hoffa, personnage gargantuesque taillé pour lui, Pacino est extraordinaire. Dans celui de Frank Sheeran, le personnage central du film, homme de main de la mafia connu d’abord pour « repeindre des maisons » (du sang de ses victimes), on retrouve le De Niro des grandes années, qu’on pensait avoir perdu pour de bon : intense, débarrassé de ses tics. Superbe.
Comme souvent dans ses collaborations avec Scorsese, c’est De Niro qui a suggéré cette histoire au cinéaste. Ce film, il le sentait, était fait pour eux. Evidemment, aurait-on envie d’ajouter. Il y a, tout au long des 3h30 qui filent sans qu’on y prenne garde, une évidence qui saute au visage. Scorsese se défend d’avoir fait un film dans la lignée des Affranchis, c’est pourtant totalement ça : The Irishman est une sorte de prolongement de son chef d’œuvre, trente ans plus tard. Avec le même milieu, la même ampleur, la même virtuosité, le même mélange de banalités et d’extrême violence, les mêmes acteurs bien sûr (De Niro, mais aussi Joe Pesci, sorti de sa retraite)…
Dans les deux films, Scorsese nous plonge littéralement au cœur du monde des gangsters de la deuxième moitié du 20e siècle, avec un récit qui s’étale sur plusieurs décennies, du point de vue d’un protagoniste qui a survécu à tout et se retrouve seul au bout de la route. La grande différence entre les deux films, ce n’est pas tant la construction qui, ici, semble vagabonder au fil des souvenirs d’un Sheeran en fin de vie, plutôt que de suivre un fil chronologique. C’est plutôt, justement, les trente ans qui séparent les deux films.
The Irishman s’ouvre par un long travelling dans les couloirs d’une maison de retraite, avec la caméra qui s’avance comme à pas feutrés, pour s’arrêter sur le visage d’un très vieil homme : De Niro. Ce n’est plus un homme qui a tourné le dos aux siens, comme l’était Henry Hill dans Les Affranchis, mais un vieillard qui a survécu à tous ceux qui étaient son univers, et qui n’a pas su garder ceux qui auraient dû compter vraiment.
The Irishman marque les retrouvailles d’un cinéaste de 75 ans avec des acteurs qui l’accompagnent depuis quarante ans (Harvey Keitel, aussi), ou qu’il dirige pour la première fois (Al Pacino) et qui, tous, ont le même âge. Ce n’est pas un détail : c’est le sujet même du film. La vieillesse, le temps qui passe et ce qu’on en fait… Et c’est bouleversant, sans que l’on soit vraiment capable de dire pourquoi. Est-ce parce que Scorsese est, tout simplement, un cinéaste immense ? Ou juste parce que son film a des allures de testament ? Que Scorsese et De Niro refassent un film ensemble ou pas n’y changera rien : celui-ci, ultime film de mafia, 45 ans après Mean Streets, marque la fin d’une époque.
C’est un film sombre, violent et fascinant, qui raconte, parfois en creux, l’histoire des Etats-Unis de l’après-guerre. Inspiré des mémoires de cet homme de main qui affirma avoir tué Jimmy Hoffa, le célèbre et tout puissant patron du syndicat des camionneurs (dont le corps n’a jamais été retrouvé), dont la mort annoncée hante tout le film, comme celle des différents personnages que croise Sheeran, et dont on apprend par des arrêts sur image qu’ils auront pour la plupart des morts violentes…
Le film évoque aussi la Baie des Cochons, l’assassinat de Kennedy, le scandale du Watergate… Tout un pan de l’histoire américaine tellement fascinante, et qui renvoie à toute une tradition du cinéma américain. Est-ce un clin d’œil délibéré ? Il est assez savoureux en tout cas d’entendre Joe Pesci évoquer le nom d’un « inverti roux du nom de Ferry », personnage trouble lié à l’assassinat de Kennedy qu’il a lui-même interprété dans le JFK d’Oliver Stone. Une simple évocation qui éveille en tout cas tout un imaginaire complotiste que Scorsese se contente de placer en arrière-plan, restant constamment concentré sur le point de vue de Sheeran, simple homme de main.
Quant au fameux rajeunissement numérique des acteurs, qui a rendu le film possible, il n’est troublant que dans la première partie, et surtout parce que les mouvements des acteurs sont, eux, bien des mouvements d’hommes de 75 ans, pas de quadragénaires. Mais les trucages n’enlèvent rien au jeu des acteurs, à la puissance de leurs silences. Le film a beau être bavard, comme souvent chez Scorsese, ce sont ces silences qui marquent le plus : ces silences évocateurs où on sent que quelque chose bascule, et que rien ne sera plus comme avant. Du grand Scorsese, du grand cinéma.