L’Opinion publique (A Woman of Paris) – de Charles Chaplin – 1923
Premier film tourné pour la United Artist, et premier long métrage pour Chaplin, qui se lance un double défi : outre la durée, sans précédent pour lui, il lui fallait convaincre sans les frusques de Charlot. Sans apparaître à l’écran, même : car à part une furtive apparition en porteur de bagages à la gare (il y est méconnaissable), Chaplin reste derrière la caméra. Il se sent d’ailleurs obligé de prévenir le public par un carton qui ouvre le film.
Peine perdu : L’Opinion publique, encensé par la presse à l’époque, a été un cinglant échec public pour Chaplin, qui ne s’essayera plus jamais au drame pur comme il le fait ici, avec cette tragédie que n’aurait pas renié Cecil B. De Mille : l’histoire d’une jeune femme de la campagne qui fuit un père tyrannique et part tenter sa chance à Paris, laissant derrière lui un fiancé qu’elle retrouvera bien plus tard, bien trop tard.
C’est une expérience unique dans la carrière de Chaplin. C’est aussi un magnifique cadeau d’adieux qu’il offre à Edna Purviance, sa partenaire privilégiée depuis une dizaine d’années, qu’il juge alors trop mure pour continuer à jouer les emplois comiques, et à qui il tente d’offrir une nouvelle carrière d’actrice dramatique. Hélas, entre l’échec de L’Opinion publique et la perte du mythique A Woman of the Sea de Von Sternberg (1926), dont les copies ont semble-t-il toutes été détruites, cette nouvelle carrière est morte dans l’œuf.
Hélas, parce qu’elle est formidable, dans L’Opinion publique (qui aurait dû être le titre original du film, avant que Chaplin n’opte pour A woman of Paris pour calmer les censeurs d’Hollywood), en jeune femme déshumanisée par sa découverte du « Gai Paris », à qui sa nouvelle vie facile fait oublier les sentiments les plus purs qui l’animaient autrefois. Elle est formidable parce qu’elle semble toujours un peu en retrait : perdue face à la colère qui l’entoure dans un premier temps, puis elle-même indifférente à ce qui l’entoure.
Au premier abord, L’Opinion publique est un film étonnamment modeste, avec une histoire simple et linéaire, et une poignée de personnages seulement. Mais la simplicité apparente cache en fait la maîtrise totale de Chaplin, qui emmène le spectateur (et les personnages) où il veut, comme il le veut, en se moquant constamment des stéréotypes et des certitudes du spectateur (comme de ses personnages).
L’héroïne est par moment assez odieuses. Son ancien fiancé est, lui, un être faible, guidée par une vieille mère qui, sous ses airs de grand-mère idéale (c’est un peu la Lilian Gish de La Nuit du chasseur), contribue largement à faire naître la tragédie. Quant au riche oisif aux crochets duquel vit Edna (une jeune femme entretenue, donc), celui qui est censé être le méchant de l’histoire, il se révèle le personnage le plus attentionné, le plus compréhensif. C’est Adolphe Menjou, acteur suave qui trouve ici l’un de ses meilleurs rôles, qu’il ne cessera de décliner avec plus ou moins de bonheur par la suite.
Chaplin filme avec délectation les soirées de débauche de ce Gai Paris, pour lequel il n’a visiblement pas beaucoup de goût. Et on jurerait que c’est aux mœurs d’Hollywood qu’il s’attache au fond, dans ce film cruel et beau qui marque une fois pour toute sa liberté totale. Et son génie de cinéaste, souvent en retrait au profit de l’acteur et de la poésie des personnages, qui prend toute son ampleur ici, et notamment lors d’un plan magnifique, tout en économie : le départ d’Edna qui s’apprête à monter dans le train, train dont on ne voit que les lumières des fenêtres se projetant sur elle.
Finalement, il n’y a qu’un défaut majeur au film : sa musique, que Chaplin a composé à la fin de sa vie, pour une ressortie en salles en 1976. Elle est plutôt belle en soit, mais ne colle que rarement à l’action, devenant même gênante lorsque les moments de pur drame sont accompagnés par des notes guillerettes. Cette musique a toutefois un intérêt historique: elle constitue le tout dernier travail achevé par Chaplin pour le cinéma avant sa mort.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.