Ceux de la zone (Man’s Castle) – de Frank Borzage – 1933
Une ville, la nuit. Sur un banc, un homme en smoking et une jeune femme au regard perdu. Elle semble désespérée, lui habité par une confiance et une sérénité à toute épreuve. En quelques minutes, il décide de la prendre sous son bras, l’emmène dans un restaurant chic, lui redonne le sourire. Et on se dit que Borzage ne perd par de temps pour planter son décor, et introduire ce couple improbable dont on imagine d’emblée ce qu’il peut s’apporter mutuellement…
On se dit même que Borzage n’a pas peur des stéréotypes ni des idées reçues, tant cette rencontre d’une pauvrette et d’un homme fortuné semble familière. Sauf que rien n’est ce qu’il paraît. Au moment où on s’y attend le moins, Borzage lève le voile : lui est aussi pauvre qu’elle. La grande différence, c’est que lui le vit bien, incapable qu’il est de suivre des règles qu’on veut lui imposer, ou de trouver sa place dans une société normale. Un homme libre, et heureux de l’être, donc.
Une société, il en a pourtant bel et bien trouvé une : la « zone », sorte de bidonville créée dans un vaste terrain vague par les laissés pour compte de la crise de 1929. C’est le même décor, en quelque sorte, que celui de Invasion Los Angeles, 60 ans plus tard : le temps passe, les crises se succèdent, et rien ne change vraiment au pays du capitalisme triomphant. Et si le ton entre les deux films est radicalement différent, c’est moins l’époque qui le veut (l’entraide et le sens de la communauté sont également présents), que la personnalité du réalisateur.
Parce que Borzage est tout le contraire d’un cynique : c’est un romantique, un vrai, pour qui rien d’autre ne compte vraiment que l’amour. Alors, forcément, le couple qu’il filme magnifique : Loretta Young et Spencer Tracy, beaux et bouleversants. Elle, sauvée d’un probable suicide par cet homme hors du commun. Lui, amoureux incapable de se l’avouer, tant l’idée même d’avoir la moindre contrainte lui paraît insupportable. Comme celle d’avoir un toit au-dessus de la tête.
Entre eux : le sifflet d’un train qui retentit régulièrement, symbole pour lui de son désir de liberté, symbole pour elle de cette liberté qui pourrait bien la priver de son bonheur, un jour ou l’autre… Ce bonheur qu’elle a trouvé dans le bidonville, dont Borzage fait une peinture fascinante et bienveillante, mais aussi saisissante de vérité.
Il est beau, ce couple improbable. Il est beau parce que tout est dans les non dits, dans ces petits gestes, ces regards, les grands yeux de Loretta Young, le petit sourire de coin de Spencer Tracy, les maladresses, les corps qui s’enlacent comme si rien d’autre n’existait, et ces petits riens d’où surgissent des torrents d’émotion. Qui d’autre que Borzage pourrait faire ressentir la passion la plus extrême à partir d’un simple four, ou le désespoir à partir d’une fleur négligemment jetée dans la soupe ? Lui le fait, et c’est magnifique.
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