Qu’on aime ou pas le cinéaste (et moi je l’aime), Bertrand Tavernier est l’un des plus grands amoureux du cinéma du monde. Un cinéphile acharné dont la passion et les connaissances encyclopédiques semblent sans fin, l’équivalent français d’un Martin Scorsese en quelque sorte.
La comparaison n’est pas choisie au hasard : jusque dans son titre, ce Voyage à travers le cinéma français est une déclinaison revendiquée du grand-œuvre cinéphile de Scorsese, réalisé dans les années 90, Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain. Dans ce long cheminement thématique au fil de ses souvenirs personnels de spectateur, Scorsese dessinait une histoire forcément très subjective du cinéma américain, celui qui l’a inspiré.
Tavernier va peut-être plus loin encore dans la subjectivité. Son film, qui évoque le cinéma français jusqu’au début des années 1970 (son parti pris est d’arrêter au moment où lui-même devient réalisateur), parle en fait autant de lui-même que du cinéma. Cet exercice, loin de tomber dans l’autocélébration, s’avère être un merveilleux révélateur de ce que les films peuvent avoir de plus beau.
Forcément, il y a des manques, des absences, des impasses, des choix contestables. En trois heures, impossible d’évoquer toutes la richesse de ce cinéma français si riche. Mais le choix du cœur fait mouche dès les premières secondes. Le film s’ouvre par une succession d’extraits, très courts, de L’Atalante, Casque d’Or, Le Jour se lève, Panique… Une poignée de plans, sans commentaire, dont la simple présence et l’agencement donnent d’emblée l’envie de tous les revoir.
C’est tout Tavernier, ça : une gourmandise communicative. Même s’il n’était pas un cinéaste passionnant, Tavernier serait tout de même un passeur exceptionnel qui parle mieux que quiconque de Jacques Becker, cinéaste majeur du cinéma français et de son propre panthéon. C’est à lui qu’il consacre la première partie de son film, racontant que, à 6 ans, son premier choc était un film policier qu’il a tardivement (25 ans plus tard) identifié comme étant un film de Becker (Dernier atout).
Ce premier choc, il n’en gardait que des images nettes, dont il a longtemps ignoré de quel film elles étaient tirées. En commençant son documentaire par ces images, et cette découverte tardive, Tavernier se met immédiatement dans la poche les cinéphiles qui ont connu ce genre de redécouverte, l’émotion immense de retrouver par hasard un film qui nous a marqué si profondément. Pour moi, ça a été Le Reptile, comme je l’évoquais dans ma chronique il n’y a pas si longtemps. Mais tous les cinéphiles ont eu des chocs similaires.
Tavernier signe aussi une magnifique déclaration d’amour à Jean Gabin. Celui de l’avant-guerre bien sûr, qui enchaîna en cinq ans dix des plus grands films du cinéma français, mais aussi celui de l’après-guerre, qu’il réhabilite intelligemment et efficacement, démontrant que, jusqu’au bout, et malgré une tendance à s’entourer de réalisateurs et de techniciens avec lesquels il se sentait bien au risque de paraître pantouflard, Gabin a fait des films passionnants. Oui.
Pendant trois heures, Tavernier passe d’une personnalité à une autre au fil de ses souvenirs personnels, tirant un fil qui mène à un autre. On ne sera pas surpris d’y croiser Meville, que Tavernier a connu personnellement, assistant à ses engueulades avec Belmondo ou Ventura. Ou Godard. Ou Sautet.
Tavernier remet aussi dans la lumière des cinéastes plus oubliés comme Edmond T. Gréville. Plus surprenant, il déclare son admiration pour Eddie Constantine, ce qui donne aussi très envie de jeter un œil sur toute une partie du cinéma français qui, a priori, n’attire plus personne. Il évoque l’importance du producteur Georges de Beauregard. Ou celle du compositeur Maurice Jaubert, notamment pour la musique inoubliable de Quai des Brumes…
Forcément, c’est frustrant à force d’être fragmentaire. Mais c’est aussi totalement réjouissant. Ce voyage là donne envie d’aimer les films, d’aimer ceux qui les ont faits, d’aimer Tavernier lui-même. Et de se plonger au plus vite dans la série documentaire qui prolonge et complète ce long métrage.