L’Homme que j’ai tué (Broken Lullaby) – de Ernst Lubitsch – 1932
Film méconnu de Lubitsch, et film magnifique que cette adaptation de la pièce pacifiste de Maurice Rostand (dont François Ozon s’inspirera pour Frantz), que le cinéaste s’approprie totalement pour en faire une œuvre très personnelle. L’histoire commence le 11 novembre 1919, un an après la fin de la première guerre mondiale. Le film, lui, est tourné un an avant l’accession de Hitler au pouvoir. L’écho entre ces deux époques est évident : Lubitsch, juif allemand exilé aux Etats-Unis, porte un regard désabusé sur cette tradition de la haine qui survit à 9 millions de morts, et qui en annonce d’autres.
Contrairement à To be or not to be, Lubitsch n’aborde pas ce sujet brûlant sous l’angle de la comédie, même si la manière dont il filme les habitants de cette petite ville allemande a ce petit quelque chose, cette vivacité presque burlesque, qui rappelle les meilleures comédies du cinéaste. Mais la séquence d’ouverture, rapide et virtuose, donne un tout autre ton, notamment ce plan formidable montrant le glorieux défilé militaire du point de vue d’un vétéran amputé d’une jambe. Il y a d’emblée une succession de plans d’une incroyable puissance qui se répondent pour dire mieux que de longs dialogues l’état de la France victorieuse.
Et c’est ainsi qu’on découvre le « héros » : dans une église qui s’est vidée pour ne laisser qu’une forme discrète entre deux bancs. La caméra se rapproche, pour filmer en gros plans deux mains jointes en prière, celles d’un jeune homme hanté par le regard du soldat allemand qu’il a tué, et dont il décide d’aller voir les parents en Allemagne pour implorer leur pardon…
Comme souvent chez Lubitsch, les gros plans sont particulièrement importants dans ce film. C’est également par ses mains dignes et fatiguées que l’on découvre la mère du jeune Allemand tué. A l’inverse, c’est l’indécence du coquet qui remonte ses jambes de pantalon qui dit tout le ridicule et la mesquinerie de ce notable qui veut épouser Elsa, la jolie fiancée de l’Allemand mort dans les tranchées. Elsa, elle, tombera comme ses « beaux parents » sous le charme du Français, Paul, désormais incapable d’avouer son crime.
Déchirant et engagé, Broken Lullaby n’est jamais pesant ou sinistre. Et c’est bien un film plein de vie, qui parle de la mort, que signe Lubitsch. Un film plein d’idées géniales qui pourraient venir d’une comédie, comme cette marche romantique des amoureux à travers la ville, au son des « ding » des portes de magasins qui s’ouvrent les unes après les autres à leur passage, ou encore cet unijambiste qui se lève pour serrer la main du vieil homme qui en termine avec la haine dans un discours d’une justesse et d’une force rares : c’est le grand Lionel Barrymore, dans le rôle du père en deuil qui renoue avec la vie.
Ce retour à la vie se fait aussi en musique, dans une dernière scène totalement apaisée où la caméra de Lubitsch, désormais, se pose et reste fixée sur les vieux époux enfin réconciliés avec la vie. Un long plan dont la sérénité répond au fracas et à la virtuosité de la séquence d’ouverture. Il y a certes du cynisme derrière cette paix retrouvée, qui ne repose que sur un mensonge, mais il y a aussi le choix de l’espoir. Et c’est absolument magnifique.