Chien enragé (Nora inu) – d’Akira Kurosawa – 1949
Entre Chien enragé et L’Ange ivre, il y a une parenté évidente pour le jeune Kurosawa, qui reprend à la fois le même formidable duo d’acteurs (Toshiro Mifune et Takashi Shimura) et une thématique similaire, dans un Tokyo écrasé par la chaleur et marqué par le traumatisme de la guerre, et par la difficulté de se relever et de tirer un trait sur le passé.
Et comme pour L’Ange ivre, l’influence du théâtre se ressent. Moins pour le décor cette fois que pour la construction en trois actes très marqués, qui suivent un même mouvement mais avec des tons très différents…
La première est une plongée dans les bas-fonds de la ville par un jeune flic obsédé par l’idée de retrouver son arme, qu’on lui a volée durant un moment d’inattention. Mifune est un jeune homme qui semble d’un autre temps (« Il n’y a plus beaucoup de jeunes comme lui », lance d’ailleurs un personnage), obsédé par son honneur et par des codes qui contrastent avec l’américanisation de ce Japon d’après-guerre.
Dans le film, il est même le seul vestige d’un Japon qui a disparu sans qu’on s’en rende vraiment compte : les héritières des geishas sont devenues de simples entraîneuses, et la bière a remplacé le saké… L’influence de la culture américaine est omniprésente, balayant la tradition.
La deuxième partie est une sorte de buddy movie : le jeune flic tempétueux et torturé qui semble trouver refuge auprès de son aîné (Takashi Shimura). Le contraste entre le Japon traditionnel et l’occidentalisation prend alors une dimension supérieure encore, avec cette longue séquence, inattendue, dans un stade durant une partie de base-ball. L’arme est devenue le symbole de la culpabilisation du jeune flic.
La troisième partie est plus complexe. La culpabilité laisse la place à une troublante prise de conscience : le jeune flic réalise que celui qui a utilisé son arme pour commettre ses méfaits est une sorte de double inversé de lui-même. Même parcours humain, même allure (« un homme de 28 ans avec un costume blanc », d’après la description d’un témoin : exactement la sienne), mais un simple choix radicalement différent, qui fait toute la différence…
Ces trois parties également passionnantes rythment l’apprentissage de Mifune, marquée par l’atmosphère anxiogène et moite créée par Kurosawa, avec cette chaleur pesante et omniprésente. Au-delà du (formidable) polar, Chien enragé est une belle réflexion sur ce Japon d’après-guerre qui peine à se trouver, à travers la prise de conscience douloureuse de ce personnage fascinant.
* Superbe édition DVD chez Wild Side, avec quelques bonus filmés, et surtout un passionnant livret de 50 pages écrit par Charles Tesson, et magnifiquement illustré.