L’Ange ivre (Yoidore tenshi) – d’Akira Kurosawa – 1948
Une nuit brûlante dans un quartier misérable de Tokyo. Un jeune homme arrive chez un médecin pour se faire soigner sa main blessée. C’est le caïd du quartier, l’arrogance de la jeunesse, la fierté mal placée, qui apprendra qu’il est malade de la tuberculose. Face à lui, un toubib vieillissant et crasseux, qui semble en avoir trop vu pour accepter ces codes d’honneur d’un autre temps qui ont conduit le pays à sa déchéance.
La scène se déroule dans une pièce à l’éclairage vif. Les personnages sont en sueurs, la porte et les fenêtres sont ouvertes et laissent entrer des accords de guitare, et on sent constamment l’omniprésence de cette misère qui est le quotidien dans ce quartier. A porté de mains presque, au centre de ce microcosme, une marre, puante et menaçante, où tous les déchets sont jetés…
En une simple séquence, dans un décor quasi-théâtral, Akira Kurosawa crée une extraordinaire atmosphère. Pas besoin de grands discours, ou de longues scènes démonstratives : ce simple décor, et la colère à fleur de peau du médecin et du jeune caïd suffisent pour évoquer ce Japon d’après-guerre, coincé dans ce cloaque par des réflexes ancestraux.
Film noir, drame humain… L’Ange ivre est souvent considéré comme le premier chef d’œuvre de Kurosawa. C’est en tout cas une merveille absolue, fascinant mélange d’expressionnisme et de réalisme: les jeux d’ombres contrastés contribuent à créer cette atmosphère fascinante, tandis que des séquences diurnes à la lumière aveuglante renvoient à une réalité sociale bien plus cruelle, avec ces gamins qui tuent le temps en jouant autour de cette marre dont la pollution rappelle le traumatisme nucléaire.
L’utilisation de la musique aussi est fascinante, avec ces airs de guitare qui annoncent l’arrivée d’un élément perturbateur, un ancien caïd tout droit sorti de prison qui vient rompre le fragile équilibre de ce quartier sans avenir. Les personnages naviguent entre la nostalgies de rêves déçus, et de vains espoirs de départ, ou se réfugient derrière des frusques de caïds qui ont tout de l’accessoire de films hollywoodiens. Mais tous paraissent prisonniers de leur environnement.
C’est aussi le premier film dans lequel Kurosawa dirige Toshiro Mifune, qui sera son acteur fétiche presque systématique jusqu’en 1965. Quasi débutant (c’est son troisième film), Mifune impose une présence magnétique à son personnage de caïd dont l’arrogance dissimule mal les blessures enfantines encore présentes. Ses rencontres avec le médecin interprété par un extraordinaire Takashi Shimura sont superbes.
Kurosawa filme leurs face-à-face comme des joutes, presque des combats de chiens. Tous deux se tournent autour, se reniflent et finissent par aboyer et se jeter sur l’autre, dans un éternel recommencement. Attirés l’un par l’autre comme si chacun était l’unique espoir de l’autre, tellement différents, et finalement tellement semblables, qu’ils se renvoient un reflet de leurs propres échecs.
Cet affrontement devient carrément génial lors d’une scène de bar, lorsque leur attirance et leur colère passe par de petits verres d’alcools qui ne cessent d’être balancés d’un revers de main, avant de revenir aussi sec. Un ballet aussi étrange que magnifique, qui en dit beaucoup sur leur incapacité à simplement se laisser aller.
L’immobilisme, le destin, la colère… Tous ces sentiments se dégagent de L’Ange ivre, film superbe à tous points de vue, et convergent lors d’une hallucinante séquence de duel, à la fois brutale et grotesque. Jusqu’à cette petite note d’espoir qui, in extremis, nous tire un petit sourire. Magnifique…
* DVD dans une très belle édition avec livre (passionnant et superbement illustré), documentaire sur Kurosawa et analyse du film par Jean Douchet, chez Wild Side Vidéo. L’éditeur consacre toute une collection aux « Années Toho » de Kurosawa.
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