Les Chasseurs de Salut (The Salvation Hunters) – de Josef Von Sternberg – 1925
Il faut rentrer dans ce premier long métrage de Josef Von Sternberg, dont la toute première partie est plombée par d’innombrables cartons explicatifs qui soulignent lourdement les ambitions du cinéaste (filmer « l’idée » plutôt que « le corps »), qui en font un muet excessivement bavard…
Il faut y rentrer, parce qu’après cette ouverture assez pénible, Sternberg s’affirme très vite, déjà, comme un cinéaste exceptionnel. De cette histoire qu’on a l’impression d’avoir vue mille fois de trois laissés-pour-compte qui affrontent les difficultés de l’existence (un jeune homme, une jeune femme et un orphelin, sans avenir), le réalisateur tire un film d’une puissance sidérante, bouleversant et visuellement impressionnant.
Tourné en décors naturels, The Salvation Hunters marque par son réalisme. Par le poids du destin sur les épaules de ces paumés aussi, que Sternberg fait ressentir par la seule force de ses images. Il faut voir George Arthur et Georgia Hall, couple vaincu, errer et végéter sur un quai quasi-désert tandis qu’une pelle géante ramasse la boue au fond du port, incessant balai de ces mâchoires d’acier qui semblent écraser les personnages.
Le même poids pèse sur le couple confronté à la même absence d’avenir dans cette ville où ils se sont réfugiés, où les ombres se font menaçantes, et où ils ont trouvé la même misère, retrouvant une apathie à peine bousculée par ce gamin qui maintient tant bien que mal le rêve d’une vraie vie de famille. Filmer l’apathie : faire de son héros un jeune homme qui n’a pas même le courage d’empêcher celle qu’il aime de se tourner vers la prostitution… Avec ce film, Josef Von Sternberg bouscule les codes déjà bien installés d’Hollywood et ose aller très loin.
Tout en restant très moral, tout de même, et en faisant de ses personnages des êtres attachants, qu’on a envie de bousculer, d’encourager, d’embrasser. Il y a dans ce premier film de Sternberg la même empathie pour les laissés-pour-compte que dans le cinéma de Chaplin, auquel on pense furieusement et souvent : l’ombre du « Tramp » plane sur cette peinture de l’Amérique des oubliés, avec ces vieux bâtiments en ruines qui rappellent ceux de tant de courts métrages, cette relation avec le gamin qui évoque Le Kid, jusqu’à la dernière image, éminemment chaplinesque.
Bien sûr, le ton est très différent, et l’humour laisse ici la place à une extrême noirceur. Mais la comparaison entre le film de Sternberg et le cinéma de Chaplin est incontournable. D’ailleurs, est-ce un hasard ? la même année, Georgia Hall est aussi l’héroïne de La Ruée vers l’Or… En tout cas, ce n’est certainement pas un hasard si Chaplin s’est intéressé à lui, lui confiant aussitôt la réalisation de The Sea Gull (1926), l’un des films les plus mythiques du cinéma… que personne n’a jamais vu.
La légende veut que le producteur Chaplin, mécontent en voyant ce film qui devait relancer la carrière de sa muse Edna Purviance, ait brûlé l’unique négatif. Aujourd’hui, c’est l’un des fantasmes des cinéphiles : voir le deuxième film de Josef Von Sternberg, jugé irrémédiablement perdu. La beauté de son premier film ne fait que renforcer ce désir…
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