M le maudit (M) – de Fritz Lang – 1931
Ce monument du 7ème art garde, plus de 80 ans après sa réalisation, une puissance incroyable. Visuellement, Lang, au sommet de son art, renoue avec la perfection esthétique de ses chefs d’oeuvre du muet. Dans un noir et blanc sublime, et avec un sens de la composition du cadre qui rappelle constamment sa passion première pour la peinture, Lang filme la ville et ses habitants comme personne avant lui.
Ses images évoquent souvent Docteur Mabuse, autre film (muet celui-là) qui pointait du doigt les fêlures et les monstruosités de la société allemande. Et c’est vrai que les thèmes abordés sont souvent les mêmes, et se font écho aux remous qui secouaient l’Allemagne de l’entre-deux-guerre. Pas un hasard si Lang, cinéaste chéri du pouvoir, s’exilera après 1933, et si M le maudit sera interdit par le régime nazi.
Pourtant, l’approche de Lang pour ce film est radicalement différente de celle de ses grands films muets, très feuilletonesques. Il y a bien des personnages au coeur du film : le tueur joué par Peter Lorre bien sûr, mais aussi le commissaire Lohmann, que Otto Wernicke retrouvera pour Le Testament du Docteur Mabuse. Mais Lang filme avant tout la société berlinoise en tant que tel. Même s’il ne délaisse pas ses personnages (Lorre comme Wernicke sont inoubliables), ce qui intéresse Lang est de disséquer les effets de la violence sur le peuple.
La construction du film est extraordinaire, avec un enchaînement imparable de séquences toutes plus fortes les unes que les autres. Dès la première séquence, le ton est donné, longue scène par moments presque muette qui met en scène l’immontrable : le meurtre d’un enfant, que l’on ne verra jamais vraiment, et que Lang illustre par l’absence. Une chaise vide, un escalier vide, une rue vide… et le hurlement de cette mère que l’on jurerait avoir entendu.
Et puis il y a la paranoïa, et cette foule assoifée de sang prête à lyncher le premier suspect venu parce que la violence appelle la violence (un thème qui sera au cœur de Fury, le premier film américain de Lang). Et là, on comprend pourquoi les personnages en tant que tels sont à ce point en retrait : Lang est fasciné par l’effet de la violence (ce n’est pas une nouveauté), et par le comportement des masses, et son M est peut-être le plus politique de ses films, et le plus critique par rapport à ses concitoyens.
Lang filme la peur, la colère, la suspicion, la folie d’un homme et à travers elle celle d’un peuple. Splendide et terrifiant, le film regorge d’idées géniales : le choix de Peter Lorre pour commencer, hallucinant avec son visage rond et puéril et ses gros yeux globuleux ; cette si belle musique qui annonce la pire des horreurs ; cette armée de mendiants et de criminels lancée dans une chasse à l’homme impitoyable jusqu’à prendre littéralement d’assaut un immeuble…
Formidable aussi : la manière dont Lang met en parallèle la police et la pègre, lancées dans une même quête du mystérieux meurtrier. Chacune avec sa propre motivation, l’une pour faire respecter l’ordre, l’autre en dépit de toutes les lois, mais finalement avec le même objectif et finalement les mêmes armes, comme le sous-entend la très cynique séquence du procès, qui fait vaciller toutes les certitudes tout en balayant les dernières illusions.
M le maudit est une merveille du cinéma, d’une intelligence et d’une force rarement égalées. Peut-être l’oeuvre-clé de tout le cinéma de Fritz Lang.