La Soif du mal (Touch of Evil) – d’Orson Welles – 1958
D’une histoire assez classique de corruption policière, Welles a fait l’un de ses plus grands films. Esthétiquement, l’un de ses plus aboutis, et de ses plus radicaux. Et cette radicalité visuelle explose, littéralement, dès la mythique séquence d’ouverture, long plan-séquence de plus de trois minutes tourné à la grue qui n’est coupé que par l’explosion d’une bombe dont on a suivi le trajet et la menace depuis la toute première minute.
Une ville à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, un flic mexicain intègre et son homologue américain nettement plus trouble, une famille de trafiquants de drogue… On est clairement en terrain connu, et pourtant, on a l’impression de découvrir cet univers pour la première fois, tant la forme donnée par Welles dynamite le récit. Il y le décor d’abord, cette ville tantôt grouillante de monde tantôt déserte, que la caméra arpente et explore avec virtuosité les moindres recoins. Il y a ces allers-retours incessants d’un côté et de l’autre de la frontière. Il y aussi cette musique jazzy d’Henry Mancini qui donne le sentiment d’une liberté de ton absolue, et d’une improvisation constante qui n’est évidemment qu’un leurre.
La Soif du Mal est un film de genre passionnant et angoissant. C’est aussi un chef d’oeuvre expérimental totalement fascinant. Pas le moindre plan évident ici. Welles joue avec la durée, multiplie les travellings et les mouvements de grue impossibles, enchaîne les contre-plongées qui soulignent la noirceur (et la laideur) des personnages, utilise la caméra portée, tout ça dans un long mouvement à la fois irréel et qui semble toucher du doigt le réel comme rarement.
Et puis il y a ces incroyables contre-emplois : Charlon Heston en policier mexicain, et Orson Welles en épave obèse et dégueulasse. Ils n’ont peut-être jamais été aussi bien. Il y a Janet Leigh aussi, deux ans avant Psychose, et qui passe déjà un mauvais moment dans un motel perdu. Marlene Dietrich, enfin, sorte de fantôme tout droit sortie du passé de Quinlan-Welles, et dont la beauté est à peine fanée par les années.
« He was some kind of a man », lance-t-elle comme une épitaphe dénuée de toute illusion. Derrière la forme, extraordinaire (ah! cette marche-confession de Quinlan…), Welles signe un film aussi sombre et désespéré que son Macbeth, faisant sauter en éclats les signes d’espoirs qu’il donne timidement: le bonheur d’un couple mixte, l’innocence du coupable mexicain désigné…
Après le tournage, presque idyllique, Welles s’était vu refuser l’accès à la salle de montage, les producteurs, sans doute effrayés par la radicalité du film, préférant le monter eux-mêmes et retourner quelques scènes. Mais Welles avait consigné précieusement les détails du montage qu’il souhaitait, et qui a finalement été respecté au mieux en 1998. Je serais curieux de revoir la version « producteurs », pas vue depuis pas loin de 20 ans. Celle de Welles, en tout cas, est l’un de ses sommets.