La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai) – de Orson Welles – 1947
De tous les films noirs que Welles a tourné (et celui-ci suit directement Le Criminel), La Dame de Shanghaï est celui qui ressemble le plus à l’idée que l’on se fait du genre. Dès la première séquence, d’ailleurs, le cinéaste s’amuse à en respecter consciencieusement les règles : une ville (New York) la nuit, un homme désœuvré qui se promène (Welles), une femme trop belle que l’on devine fatale (Rita Hayworth), et cette voix off qui annonce la tragédie en marche.
Mais ces règles qu’il respecte, on sent bien qu’il ne les prend pas vraiment au sérieux. Le dialogue débité par sa voix off joue avec la caricature (« Dès que mes yeux se posèrent sur elle, mon jugement m’abandonna durant un bon moment. »), et la bagarre qui scelle la rencontre dans un Central Park en carton pâte a un aspect un peu grotesque et figé.
D’ailleurs, la suite prend systématiquement le contre-pied des grands classiques du genre, avec ces paysages baignés de lumière et le dépaysement du grand large. Un road movie en pleine mer ? Mais le voyage lui-même n’a d’importance que pour le dépaysement qu’il apporte, et pour le déracinement de ses personnages (le titre est suffisamment évocateur).
Et puis il y a ce mari cocu, interprété par un génial Everett Sloane, tantôt touchant par sa fragilité, tantôt odieux et effrayant, qui fait beaucoup pour le malaise constant qui ne tarde pas à s’installer. Le voyage est troublant et fascinant, et Welles privilégie les gros plans sur des visages malades et opaques, sur des regards qui semblent s’amuser de la bonne poire qu’est le personnage de Welles.
Tromperie, faux-semblants, trahison… Tout converge vers cette séquence extraordinaire qui fait partie de la légende du cinéma (comme la chevelure rousse de Rita Hayworth que Orson Welles sacrifia pour le film, déclenchant des tollés parmi les fans) : la fusillade dans le palais des glaces. Un sublime exercice de style qui place les personnages face à leurs doubles maléfiques, et au poids de leurs actes. Un chef d’oeuvre.