L’Impitoyable (Ruthless) – de Edgar G. Ulmer – 1948
De Edgar G. Ulmer, on connaît surtout sa capacité à tirer le meilleur de budgets ridicules (Détour, Barbe Bleue, et quelques autres perles dont on ne finit pas de redécouvrir les richesses). Mais dans une carrière longue et étonnante, le cinéaste a aussi eu l’occasion, à deux ou trois reprises (notamment Strange Woman, film culte porté par Heddy Lamar), de se voir confier d’importantes productions.
C’est le cas de ce Ruthless, tout aussi remarquable que le fauché Détour dans un autre genre, qui confirme qu’Ulmer aurait sans doute fait une toute aussi grande carrière si on lui avait confié plus de « gros » films.
D’une modernité étonnante, le film est une charge puissante contre le monde de la finance et son cynisme, incarné par Zachary Scott, formidable en homme décidé à tout sacrifier, y compris son propre bonheur, pour atteindre le sommet et amasser une fortune.
Le film ne fait pas de ce personnage un monstre d’un seul bloc. En lui donnant une enfance sans amour (le temps d’un long flash back avec quelques très belles scènes, notamment celle avec son père, joué par Raymond Burr, excellent), Ulmer souligne l’humanité blessée de ce jeune homme qui décide ouvertement de taire ses sentiments et toute considération humaine pour atteindre le but qu’il s’est fixé.
Le cynisme de la finance est abordé d’une manière étonnamment moderne. Les face-à-face entre Scott et Sydney Greenstreet, terribles jeux de dupe, sont des sommets de tension et de cruauté.
En contrepoint du personnage central, Louis Hayward est lui aussi formidable, dans un rôle pas si facile à faire exister : il se contente le plus souvent d’être observateur. Mais il parvient admirablement à faire resentir la complexité de leurs rapports : le mélange d’attirance et de haine, et le poids de leur amitié.
Subtil, glaçant et émouvant, le film est remarquablement réalisé, utilisant formidablement les décors pour souligner l’ascension sociale et la chute morale du « héros ». L’une des grandes forces, aussi, réside, dans les seconds rôles, tous admirablement écrits. Les personnages de femmes, surtout, sont assez exceptionnels, même s’ils semblent n’être qu’accessoires : un beau double rôle central pour Diana Lynn, Martha Vickers magnifique, Lucille Bremer pathétique et bouleversante…
On peut regretter la fin, concession un peu forcée aux codes du film noir. Mais Ruthless est une merveille aux richesses formelles et narratives qui paraissent inépuisables.
• Cette rareté est exhumée par Sidonis/Arcadès dans sa collection dédiée aux films noirs, avec des présentations par Bertrand Tavernier, François Guérif et Patrick Brion.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.