Six et demi, onze – de Jean Epstein – 1927
Titre mystérieux pour ce Epstein méconnu, retour au mélodrame contemporain pour le réalisateur de Cœur fidèle : ce titre fait référence au format d’une photo qui constitue le cœur de l’intrigue, l’objet d’une séquence de « suspense » extraordinaire dont l’aspect naturaliste annonce les grandes œuvres bretonne que le cinéaste tournera à partir de l’année suivante. Une scène simple : le développement d’une pellicule, dont la révélation bouleversera les rapports entre les personnages…
Cette séquence est sans doute le moment le plus fort du film. Pas que le reste soit inintéressant, loin de là. Mais c’est peut-être le passage où la forme et le fond se rejoignent le mieux, avec la plus grande efficacité, et la charge émotionnelle est la plus forte. Grand formaliste, Epstein a fait énormément pour le langage cinématographique, le coupant totalement de l’art théâtral pour en faire un art à part et à part entière. Mais le formaliste a parfois tendance à étouffer le raconteur d’histoire, et l’émotion se perd par moments sous les « impressions ».
C’est souvent le cas ici, où Epstein cherche constamment à nous plonger dans les affres de ses personnages en jouant avec les possibilités que lui offrent la caméra et la pellicule : des surimpressions surtout, dont il use énormément. Une mer déchaînée qui illustre la passion, un portrait mouvant qui semble redonner vie à un disparu, ou un appareil photo qui domine l’image comme s’il annonçait le rôle qu’il tiendrait… Avec ces trucages typiquement cinématographiques, Epstein impressionne dans tous les sens du terme. Un peu au détriment de l’émotion pure.
Comme souvent chez lui, on sent que l’intrigue n’est pas ce qui l’intéresse le plus. Une intrigue cette fois scénarisée par la sœur du cinéaste. L’histoire de deux frères, deux héritiers. L’aîné est un médecin réputé, sérieux et bosseur. Le cadet est un jeune homme légèrement inconsistant qui disparaît du jour au lendemain pour vivre le grand amour avec une actrice. Mais cette dernière le quitte pour un danseur. Le jeune frère ne le supporte pas et commet l’irréparable. La rencontre fortuite de la danseuse et du grand frère va sonner comme une nouvelle chance de bonheur pour ces deux-là. S’il n’y avait cette maudite photo, unique témoin du rôle qu’a joué la jeune femme dans le drame…
Passionnant mais un rien désincarné, le film fourmille de trouvailles visuelles qui justifient à elles seules sa découverte. C’est surtout l’œuvre d’un cinéaste que l’on sent à la croisée des chemins. Revenu de ses grosses productions pour l’Albatros, renouant avec un cinéma plus contemporain et plus réaliste, Epstein semble déjà attiré par ce naturalisme radical qu’il adoptera dans des films comme Finis Terrae. Les ultimes images, gros plans sur des handicapés marqués par la vie, apparaissent comme la promesse d’un autre cinéma…
• Le film figure dans le formidable coffret DVD édité chez Potemkine, regroupant de nombreux longs, courts et moyens métrages d’Epstein et beaucoup de bonus passionnants. Pour Six et demi, onze, le DVD comprend notamment la fin alternative, plus positive, qui avait été demandée à Epstein pour sa sortie en salles. Le film peut par ailleurs être vue avec deux musiques : l’une classique et au piano de Stephen Horne (très belle : c’est celle-ci que j’ai choisie), l’autre beaucoup plus moderne et surprenante de Krikor.
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