Une femme de Tokyo (Tokyo no onna) – de Yasujiro Ozu – 1933
« On n’en tirera pas un scoop » lance un journaliste, cynique. Effectivement, le drame que raconte Ozu dans ce film court et poignant n’a rien d’exceptionnel, comme le souligne d’ailleurs le titre du film, on ne peut plus sobre. C’est presque le titre d’un manifeste : Ozu ne filme pas des gens hors du commun, mais une poignée de personnages qui mènent des vies modestes et rangées, travaillant ou étudiant pour trouver leur place dans une société modernisée en apparence, mais toujours hyper codifiée.
Un jeune homme, étudiant, vit au côté de sa sœur, employée de bureau unanimement saluée, jeune femme courageuse qui travaille le soir en tant qu’assistante d’un professeur. C’est en tout cas ce que tout le monde croit, jusqu’au jour où la rumeur désigne la jeune femme comme étant l’une des hôtesses d’un cabaret louche. En d’autres termes, cela signifie pute, et cette révélation (qui s’avère véritable) entraîne l’inéluctable drame, qui laisse un sentiment de gâchis sans nom.
Avec ce petit film qui dure à peine plus de trois quarts d’heure, Ozu signe mine de rien un grand film politique, un plaidoyer pour une certaine ouverture d’esprit, et contre d’antiques codes d’honneur que sa belle anti-héroïne, sublime dans le chagrin (un rien sadique, ça, non ?), qualifiera in fine de lâcheté. Un cinéaste ouvertement marqué marqué par la culture occidentale, particulièrement l’influence du cinéma américain (certains des personnages vont d’ailleurs voir la comédie Si j’avais un million au cinéma).
Cette société japonaise avec ses traditions encore vivaces, d’où peut découler le plus absurde des drames, Ozu en fait quelque chose d’étrangement figé. Personne ne semble construire quoi que ce soit ici, ou attendre quoi que ce soit. L’avenir n’est abordé que comme un vague rêve, lorsque le jeune homme évoque ses études en cours. Pas de couple, pas même de parents : juste des frères et sœurs qui vivent ensemble, sans autre ouverture aux autres, et dont les destins n’ont aucune incidence sur la marche de la ville… Les dernières images du film, montrant les journalistes quittant la scène du drame en parlant de tout autre chose, sont en cela particulièrement cruelles.
Sur le DVD édité par Carlotta, ce film muet est présenté sans accompagnement musical, ce qui pose parfois des problèmes de rythme pour certains films. Au contraire ici, l’absence totale de son souligne la force des images (et le dynamisme du montage), avec des cadrages qui utilisent merveilleusement les gros plans et les plans plus larges, donnant une importance constante à des objets de la vie quotidienne, repères immuables quel que soit le drame qui se joue. Merveille de mise en scène, Une femme de Tokyo est un mélo d’une cruelle beauté.
• Le film fait partie de l’indispensable coffret de 14 films que Carlotta vient de consacrer à Ozu, avec de nombreux bonus : des analyses de plusieurs films, des documentaires, et même deux courts métrages tournés par le cinéaste dans les années 30.
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