La Foule (The Crowd) – de King Vidor – 1928
Avec La Foule, King Vidor signe sans doute son plus grand film, un monument du muet, d’une beauté sidérante. Rien à jeter, rien d’approximatif, rien de trop dans ce chef d’œuvre absolu qui réussit à être à la fois terrible et optimiste.
C’est le destin d’un couple d’Américains moyens, qui tente de trouver une place dans l’immense foule de New York, entêtante et aliénante. Le héros, John Sims (formidable James Murray) est né le 4 juillet 1900, tout un symbole. Sans aller jusqu’à l’appeler John Smith (on en est pas loin, quand même), Vidor en fait le symbole d’une certaine Amérique : un homme pour qui le père rêvait d’une destinée hors du commun, un homme sûr d’être promis à un avenir extraordinaire, et qui part tenter sa chance dans la Grosse Pomme, persuadé que la métropole lui tend les bras. Comme 7 millions d’autres personnes comme lui…
Exceptionnel dans sa forme, grâce à une mise en scène sublime, La Foule est aussi un film d’une grande modestie dans le fond. John Sims a beau vouloir s’élever au-dessus de la foule, cette dernière finit toujours par le rattraper, par le remettre dans la bonne direction. Au sens propre : lorsqu’il se permet de se retourner dans un ascenseur, il est immédiatement rappelé à l’ordre, et invité à respecter son rang dans cette foule immense qui n’est constituée que d’anonymes.
Le film se déroule sur plusieurs années, le temps qu’il faudra à John Sims pour réaliser que le bonheur ne se situe pas forcément en dehors de la foule, et qu’il lui faut y trouver une place qui est la sienne. Réaliser aussi que tout ce qu’il attend est déjà là : une famille aimante, et surtout une épouse merveilleuse. Dans le rôle de cette femme à peu près parfaite, Eleanor Boardman est absolument magnifique, à la fois déterminée et d’une douceur renversante. C’est tout simplement l’un des plus beaux couples de l’histoire du cinéma…
Beau à pleurer (et je ne m’en suis pas privé), La Foule met franchement à mal le fameux rêve américain, selon lequel chacun peut devenir président, ou tout au moins devenir quelqu’un d’important s’il sait saisir les opportunités. Derrière cette superbe et déchirante histoire d’amour, derrière les tragédies aussi, Vidor filme un pays qui n’offre pas vraiment d’opportunité, et qui se moque des individualités : une scène, terrible, montre Sims tenter de faire taire la ville pour respecter le repos de sa fille gravement malade… La ville, évidemment, ne cille même pas.
Beaucoup plus ancré dans la réalité de son époque que les grands mélos de Borzage de ces années-là, ou plus tard les classiques de Capra, La Foule réussit un petit miracle : être une critique dure et sans concession de la société américaine, tout en étant une histoire d’amour euphorisante. Comme L’Aurore ou comme L’Heure suprême (autant de films tournés entre 1927 et 1928), La Foule est l’un des plus beaux films du monde.
• Le film a été l’un des premiers à avoir droit à une édition DVD « luxe » chez Bach Films, il y a quelques mois (avec Les Rapaces, A Fool there was et Le Vent) : un beau coffret carton, quelques lobby cards, un petit livret consacré à King Vidor par Jean-François Rauger, et en bonus un portrait plutôt intéressant du cinéaste par Jean-Loup Bourget, qui évoque également le film. Bach Films a une qualité formidable : sortir de l’oubli des films muets jusqu’alors introuvables en DVD. L’éditeur a aussi un défaut récurrent : utiliser des copies parfois très abîmées, sans le moindre travail de restauration. Même si on est loin de la qualité qu’offrent certains éditeurs (comme Carlotta avec L’Aurore ou L’Heure suprême, notamment), La Foule reste tout à fait regardable. La musique d’accompagnement, par contre, purement technique, est assez indigeste.
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