Les Misérables – de Raymond Bernard – 1933
1ère partie : une tempête sous un crâne
Ce n’est ni la première, ni la dernière adaptation du roman de Victor Hugo : Capellani et Fescourt, notamment, sont passés avant lui. Mais Raymond Bernard signe sans doute le meilleur des nombreux Misérables. Un chef d’œuvre ambitieux qui restitue avec faste et inspiration l’atmosphère de ce monument, aussi bien que l’époque, la France de la première moitié du 19ème siècle, dont les décors de Jean Perrier nous livrent une vision aussi séduisante qu’effrayante.
Des décors exceptionnels qui sont formidablement bien utilisés, dès ces premières images qui mettant en scène le bagnard Jean Valjean soutenant à force de bras une statue qu’on devine trèèèèès lourde. L’aspect mythique et universelle de l’histoire pourrait desservir le film et amenuiser sa force. De fait, dans les premières minutes, on se surprend à attendre les différents épisodes de la vie de ce bagnard libéré après 19 ans : sa rencontre avec le bon évêque, le vol des couverts en argent, sa surprise devant la bonté absolue de sa victime, le naturel qui revient au galop face au petit ramoneur qu’il détrousse… et puis les remords.
Mais dans le rôle de Valjean, Harry Baur est immense, brute que la société a privée d’humanité, mais qui trouve une seconde chance, et une nouvelle vie.
Cette première partie est marquée par le destin tragique de Fantine, le personnage le plus désespérant de ce film d’une grande cruauté. La séquence de l’affrontement avec le bourgeois souligne, peut-être mieux qu’aucune autre, l’inhumanité de cette France aux traditions médiévales encore bien vivaces.
On y croise d’autres personnages qui seront au cœur des films suivants : Javert, les Thénardier, Cosette. Elle est surtout marquée, comme son titre l’indique, par la « tempête sous le crâne » de Valjean, devenu l’honorable monsieur Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer : doit-il se livrer pour sauver un innocent, ou aller chercher la petite Cosette qui, seule, pourrait sauver sa mère ? C’est ce dilemme impossible qui inspire les passages les plus forts, ces gros plans déchirants de Harry Baur, entrecoupés par le martyre de Fantine. Puis, ce petit travelling bouleversant qui souligne la décision prise par l’ancien forçat.
2ème partie : Les Thénardiers
La deuxième partie commence là où la première se termine : redevenu Valjean, l’ex-maire de Montreuil est désormais en fuite, et arrive chez les Thénardier pour récupérer Cosette. Il y découvre avec horreur les conditions de vie de la fille tant désirée par la malheureuse Fantine…
Dès les premières images, on est une nouvelle fois frappé par le travail réalisé sur les décors, et par la manière dont ils sont utilisés pour créer une atmosphère. On est clairement dans l’univers de Hugo, mais on sent aussi l’influence de Dickens. A moins que ce ne soit le contraire : on jurerait que David Lean, en réalisant son diptyque dickensien (Les Grandes Espérances et Oliver Twist) a été influencé par l’imagerie créée par Raymond Bernard. Même Thénardier, dans ce deuxième film, semble préfigurer le Fagin du film de Lean.
Les bases sont déjà posées, et l’heure n’est pas à la conclusion… Dans ce deuxième film, Bernard souligne, avec davantage de violence et de cruauté peut-être, la mesquinerie et la méchanceté de ces hommes et femmes dont il filme les destins si douloureux. Les Thénardier sont des monstres chez qui rien n’est à sauver. Mais on devine chez eux une douleur troublante, même si elle n’est atténuée par aucune ébauche d’humanité : leur haine viscérale est le fruit de leur misère.
Ce deuxième film est plus dépouillé que le premier, qui était une suite de nombreux moments forts. Cet aspect presque feuilletonant disparaît. Au profit d’une tension plus forte, constamment palpable. La séquence où Valjean part avec Cosette est ainsi un modèle de mise en scène, un face à face monté sans la moindre note de musique, auquel on assiste le souffle coupé. Même tension absolue lors du guet-apens, où l’on retrouve la sauvagerie du Valjean ancien forçat, et dont on sait qu’il débouchera sur les retrouvailles avec Javert.
Dans le rôle de ce flic obsédé par Valjean, Charles Vanel est formidable, froid et implacable comme le glaive de la justice. Quant à Harry Baur, plus en retrait dans ce deuxième film, il n’en est pas moins extraordinaire, apportant puissance et douleur à ce personnage extraordinaire, confronté à des drames terribles, mais aussi aux problèmes quotidiens d’un père de famille, dont la fille grandit, et aspire à d’autres choses… Même pour Jean Valjean, le temps passe, douloureux.
3ème partie : Liberté, liberté chérie
Dès le début de cette ultime partie, on sent un changement radical dans le ton que Bernard donne à son film. Pour la première fois, le destin de Jean Valjean est bousculé par l’Histoire en marche. Non plus simplement par les injustices de la société, mais par les soubresauts de cette époque trouble, en l’occurrence la révolte populaire de 1835, à Paris.
Cette révolte menée par les étudiants, dont Marius, le fiancé de Cosette, occupe une bonne partie du film. Raymond Bernard y adopte un style incisif et plein de mouvements, qui préfigure un certain cinéma vérité et l’utilisation de la caméra portée. Les séquences de fusillades entre les révoltés et les Dragons sont impressionnantes et brutales. La violence est palpable, le sang gicle vraiment, et les morts sont déchirantes.
Celle de Gavroche, bien sûr, est l’un des grands moments de cette fresque hors du commun. Long moment au suspense d’autant plus terrible qu’on en connaît évidemment l’issue tragique. C’est l’innocence fauchée par la force que Victor Hugo avait imaginée, et que Raymond Bernard filme avec puissance.
« Puissance », c’est aussi ce qui vient à l’esprit en évoquant la prestation hallucinante de Harry Baur. Valjean vieillissant et plus déterminé que jamais, il est impressionnant (notamment lors de la longue fuite dans les égoûts) et bouleversant (lors d’une séquence nostalgique très poignante).
La dernière partie traîne bien un peu en longueur, et ce troisième film aurait gagné à être coupé de quelques minutes. Mais c’est bien le seul reproche (rajoutons quand même le personnage très caricatural et grand guignolesque du grand-père de Marius) que l’on puisse faire à cette grande fresque passionnante, sans doute la meilleure adaptation du roman de Hugo. La plus fidèle et la plus ambitieuse, en tout cas.
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