L’Enfer de la corruption (Force of Evil) – d’Abraham Polonsky – 1948
Scénariste de Body and soul, le chef d’œuvre de Robert Rossen, Abraham Polonsky signe là son premier film derrière la caméra. Et il faudra attendre vingt ans avant de voir le suivant, le western Willie Boy : Polonsky a été l’une des principales victimes du MacCarthysme, son nom figurant sur la tristement fameuse liste noire, lui fermant les portes d’Hollywood.
Il continuera toutefois à travailler, collaborant à l’écriture de scénarios sous des noms d’emprunts, ou totalement anonymement. N’empêche : cette carrière avortée de cinéaste (il ne réalisera au total que trois films), à voir la réussite exceptionnelle de Force of Evil, fait partie des plus grands gâchis de l’histoire du cinéma…
Evidemment, avec un tel sujet, une telle manière d’aborder le film noir, la commission « des affaires anti-américaines » ne pouvait pas ne pas s’intéresser à Polonsky. Car Force of Evil assimile ouvertement le capitalisme au gangstérisme. Un business parfaitement organisé, avec ses règles et ses risques, dont la finalité absolue est l’argent et le pouvoir, les questions de morale n’étant que des valeurs ajustables dont on peut très bien se passer.
D’ailleurs, il y a guère de limite entre le bien et le mal dans ce film, évoquant l’univers des paris illégaux, dans un scénario d’une complexité fascinante et enivrante. D’un côté les puissants, de l’autre les petits… mais tous sont dans le même business, tirant leur profit de l’argent que les pauvres préfèrent miser sur des paris, plutôt que d’utiliser pour payer leur assurance. Quant à la police et à la justice, elles ne sont que des maillons d’un système qui dépassent largement les individus.
Au cœur de cet univers de corruption et de cynisme, deux frères : John Garfield, avocat ambitieux qui franchit la ligne rouge sans sourciller ; et son aîné Thomas Gomez, petit patron d’une banque des paris, qui traficote dans son coin et répugne à s’associer à de vrais gangsters. Mais il n’y a pas de frontière bien définie entre ces deux hommes que tout semble opposer, mais que des bribes de sens moral finira par rapprocher. Trop tard.
John Garfield est immense, bloc de cynisme et d’assurance qu’une lueur de doute vient ébranler. Thomas Gomez est tout aussi impressionnant, dans le rôle de sa vie : un type malade qui se raccroche à ses principes tout en n’assumant pas totalement d’être partie prenante du système.
Grand scénariste, grand directeur d’acteurs, Polonsky se révèle aussi un très grand homme d’images. Son langage est totalement cinématographique, à l’image de cette interminable descente de Garfield qui n’en finit plus, quittant son bureau luxueux surplombant la ville pour affronter son propre destin tout en bas, près des égoûts.
Et que dire de cet affrontement au pistolet dans un bureau plongé dans l’obscurité, où toutes les silhouettes se confondent… Ou de l’insoutenable séquence de la trahison dans le restaurant (« what have you done to me ? »)… Force of Evil est un chef d’œuvre total, un film immense, d’une force inégalée.
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