Héros à vendre (Heroes for sale) – de William A. Wellman – 1933
Cette curiosité tournée alors que la Grande Dépression n’en finissait plus de plonger des Américains dans la misère est à la fois une merveille de mise en scène, et l’un des films les plus forts consacrés à cette période guère glorieuse pour les Etats-Unis. En à peine plus d’une heure, le grand Wellman aborde des thèmes aussi forts que le sort des vétérans de la Grande Guerre, la chasse aux « rouges », la misère galopante et la folie du capitalisme jusqu’au boutiste.
Wellman ne signe pas un documentaire sur l’Amérique. Son film est une vraie fiction, le destin d’un homme profondément courageux et honnête, symbole des symboles de l’Amérique, victime d’une société qui, dans la crise (que ce soit la guerre ou la dépression) perd ses repères. Dans le rôle central, Richard Barthelmess est parfait. Son physique solide, et son regard déterminé, traversent les épreuves avec une dignité qui colle parfaitement au film.
Les vingt premières minutes, dans les tranchées françaises, sont parmi les plus beaux moments consacrés à la première guerre mondiale. Lui-même vétéran de la mythique escadrille Lafayette, Wellman sait ce qu’est la réalité du champ de bataille, et cela se sent dans sa manière de filmer les combats, et ces hommes forcés d’affronter la violence. Devant sa caméra, l’acte d’héroïsme qui sert de base au film ressemble surtout à un immense gâchis humain. Il n’exalte pas le héros, pas plus qu’il ne condamne ou ne juge le lâche… On sent chez Wellman une compréhension, et même un amour sincère pour ces types que les circonstances ont menés sur le champ de bataille, quel qu’y soit leur comportement.
Après ces vingt premières minutes exceptionnelles, Wellman semble vouloir brasser trop de thèmes : les traumatismes des vétérans, les addictions à la drogue des blessés de guerre, la non-reconnaissance de la société américaine… Lorsqu’il met en scène un personnage de communiste caricatural et franchement ridicule, le sentiment de trop plein n’est pas loin. Mais ce n’est qu’une fausse piste. Le film, à travers le destin de ce vétéran trop attentif au destin de ses semblables, se recentre alors sur les dérives de l’Amérique. Wellman signe un grand film politique qui, quinze ans plus tard, l’aurait sans doute conduit devant la commission McCarthy : une ode à l’entraide, et une critique d’une grande force de ce capitalisme qui dévore les plus pauvres et enrichit les plus riches.
Trois ans avant Chaplin et ses Temps modernes, Wellman évoque déjà le sort des petits ouvriers victimes de la déshumanisation du travail. Avec moins d’humour, certes, mais avec la même tendresse, et la même honnêteté. Et le même cynisme du destin : dans les deux films, le héros est condamné à la prison parce qu’il est considéré, à tort, comme le meneur d’une manifestation.
Plus curieux, et plus dérangeant : son Amérique en crise, avec les comportements inhumains des dirigeants, donne le sentiment que le monde est au bord de la rupture. Une phrase d’un immigré allemand (« si j’étais au pouvoir, je tuerais tous les pauvres et les inutiles »), et la vision des sans-abris que l’on amasse sans ménagement dans un wagon sans fenêtre, évoquent des heures encore plus sombres que Wellman ne peut pas encore imaginer.
Héros à vendre est un chef d’œuvre cruel, émouvant, mais aussi curieusement dénué de tout pessimisme, qui irradie aussi de la présence (et de l’absence, dans la dernière partie) de Loretta Young, sublime comme toujours, qui donne une profondeur, et une vie tout simplement, à un personnage loin d’être le plus intéressant du film.
Il y a des idées de mise en scène absolument géniales dans Héros à vendre. Barthelmess qui retrouve son pote soldat sur le bateau qui les ramène aux Etats-Unis, qui lui serra la main et réalise que cette main tient la médaille qui lui était destinée à lui. En un échange de regard, tout est dit entre ces deux hommes : la honte et la culpabilité de l’un, et la compréhension de l’autre, suffisamment courageux pour affronter son destin, qui semble déjà écrit.
Pas d’apitoiement ici. Malgré les tragédies qui frappent Barthelmess (et il y a de quoi déprimer tout un régiment), le personnage garde toute sa foi en l’Amérique. Ce qui s’applique sans doute à Wellman lui-même : un cinéaste fier d’être américain, mais parfaitement conscient des horreurs dont son pays peut être capable.
• Le film figure dans le volume 3 de la collection Forbidden Hollywood, coffret DVD en zone 1entièrement consacré à Wellman, avec commentaire audio d’un historien du cinéma, John Gallagher (mais sans sous-titres).