Les Rapaces (Greed) – de Erich Von Stroheim – 1924
Deux hommes et une seule femme, ou un triangle amoureux qui se transforme en véritable tragédie grecque. D’un argument qui ressemble à celui de 135 000 autres films, Erich Von Stroheim tire l’un des monuments les plus incontournables du 7ème Art. Prince de la démesure, dont l’œuvre est parsemée de personnages malades, Stroheim bâtit en grande partie sa légende d’artiste total et maudit avec ce chef d’œuvre totalement déraisonnable et absolument génial.
Le premier montage proposé par Stroheim à une poignée de décideurs (d’après la légende, seules douze personnes auraient vu cette version, devenue le graal des cinéphiles) durait plus de huit heures : 42 bobines que le cinéaste a accepté de réduire à 24 bobines. Pas suffisant pour le nouveau grand patron de la MGM Louis B. Mayer et son producteur exécutif Irving Thalberg, qui ont renvoyé une nouvelle fois Stroheim dans sa salle de montage, ce dernier en sortant avec un film en deux parties de 8 et 7 bobines. Las, toujours pas satisfaits, Thalberg fait remonter le film par d’autres. Les Rapaces sort dans une version de 10 bobines, et fait un flop.
La version que l’on connaît est donc une version largement tronquée, et que Stroheim ne reconnaissait pas. Pire, il ne se remettra jamais vraiment de cette mutilation, d’autant plus que la plupart de ses films à venir subiront un sort comparable. Je ne connaissais jusqu’à présent que la version reconstituée de 4 heures, avec de nombreuses séquences résumées par des cartons et des photogrammes en l’absence des scènes originales (version dont je reparle ici très vite, promis).
Celle que je viens de découvrir est la version de 2 heures 10, celle que la MGM a sorti en 1924. Très incomplète, donc, et loin de la vision de Stroheim. Les coupes, d’ailleurs, se font surtout sentir dans la première partie, où l’évolution du personnage est si rapide qu’on a du mal à y croire totalement. Reste qu’il s’agit là de la version officielle du film, la seule dont la fluidité n’est pas freinée par d’innombrables photogrammes et cartons explicatifs. Et puis, comme c’est le cas pour les films de Welles, un film de Stroheim, même réduit à la hache, reste un grand moment de cinéma. Et ce Greed tout particulièrement, immense fresque intimiste tournée entièrement en décors naturels (y compris dans la terrible vallée de la mort, pour la fameuse scène finale).
Le film raconte la trajectoire d’une sorte de géant blond foncièrement bon et doux, mais capable de terribles excès de violence. Simple mineur, il finit par exercer le métier de dentiste sans en avoir les diplômes, et par épouser la timide petite amie de son meilleur ami, qui lui pardonne bien volontiers. Tout va pour le mieux, jusqu’à ce que l’épouse gagne 5000 dollars à une loterie. Cet argent va réveiller les pulsions les plus terribles de nos trois personnages, et déclencher les pires tragédies.
Stroheim dédie le film à sa mère, et le « cadeau » peut sembler bien étrange : l’humanité telle qu’elle est représentée dans ce chef d’œuvre à faire froid dans le dos est absolument irrécupérable, prête à toutes les saloperies pour l’amour de l’or. Toutes les idioties aussi, puisque les personnages sont prêts à aller jusqu’au bout, et jusqu’à la mort, plutôt que d’abandonner ce trésor.
Le film est d’une puissance incroyable, et porte constamment la marque du cinéaste, fasciné par la naissance de la violence, par la mesquinerie, et par les corps abîmés… jusqu’à mettre en scène le mariage des deux héros devant une fenêtre par laquelle on aperçoit un cortège funèbre, avec un enfant infirme suivant un corbillard. Toute la vision de l’humanité de Stroheim est présente dans cette courte scène aussi brillante qu’effrayante.
Le choix des acteurs est aussi un coup de génie : Zasu Pitts, actrice jusque là plus habituée aux rôles de gentille fofolle, est formidable dans le rôle de Trina, cette femme si douce déformée par l’avarice. Jean Hersholt, le pote Marcus, est lui aussi excellent, aussi juste dans l’expression de l’amitié virile que dans la frustration ou la haine froide.
Il y a surtout Gibson Gowland, acteur incroyable aperçu dans Naissance d’une Nation de Griffith, ou dans Blind Husbands de Stroheim, mais qui trouve ici le rôle de sa vie. L’un des rôles les plus marquants de toute l’histoire du cinéma à vrai dire : sorte d’ogre capable de tous les excès, que ce soit dans la tendresse ou dans l’hyper violence. Un type capable de tuer pour protéger un moineau, comme la toute première séquence nous le présente.
Même réduit de six heures par rapport à sa première version (ben oui, quand même), Les Rapaces reste un monument incontournable, l’un des films les plus forts de l’histoire. La méticulosité de Stroheim, sa volonté absolue de se frotter le plus intimement à la réalité… Ce jusqu’au boutisme qui a coûté sa carrière à Stroheim explique l’exceptionnelle réussite de ces Rapaces.
• Le film sort dans sa version de 125 minutes dans un coffret DVD édité par Bach Films, qui a beaucoup fait parler sur Internet, notamment à cause du prix élevé (30 euros) pour un film qui n’a connu aucun semblant de restauration pour cette édition. Sans être exceptionnelle, la qualité de l’image reste très acceptable, et permet de découvrir ce chef d’œuvre dans des conditions plutôt bonnes. Le film est accompagné d’une bande musicale composée pour l’occasion, et interprétée par les Panama Hammer Jammers, qui agace un peu au début mais finit par séduire sur la durée. Un CD audio de la bande originale fait d’ailleurs partie du coffret, ainsi qu’un second DVD comprenant une petite demi-heure des scènes perdues et plusieurs documentaires sur le réalisateur et sur son film. L’historienne du cinéma Agnès Michaux présente également le film, le remettant dans le contexte de sa production.