Jack l’Eventreur (The Lodger) – de John Brahm – 1944
Du roman de Marie Belloc Lowndes, on connaît surtout la première adaptation, muette, qui fut aussi le premier chef d’œuvre noir d’Hitchcock. D’autres adaptations ont suivi : celle de Maurice Elvey en 1932, puis le Man in the Attic de Hugo Fregonese en 1955, et surtout cette version de 1944 signée John Brahm. Un film qui, contrairement au film d’Hithcock, évoque en la nommant la figure de Jack l’Eventreur.
Cette troisième adaptation est l’œuvre d’un cinéphile passionné, visiblement inspiré par l’esthétique expressionniste de Citizen Kane, dont il reprend les contre-plongées, les jeux d’ombres et le mariage des gros plans et des plans larges. Brahm cite aussi subrepticement, mais clairement, le film d’Hitchcock : dans la première séquence, les badauds attroupés derrière une grille évoquent la fameuse scène où Ivor Novello, sur le point d’être lynché par la foule, est accroché à une grille par des menottes.
Mais le film est aussi l’œuvre d’un grand cinéaste formel, qui magnifie les ruelles sombres, humides et brumeuses de White Chapel pour en faire le théâtre absolu de grands moments de frayeurs. Des films qui utilisent ces ruelles si inquiétantes pour filer la frousse au spectateur, il y en a eu des dizaines. Mais rares sont ceux qui ont su allier l’efficacité (on a vraiment peur), le mythe (il y a un côté presque onirique à ces scènes tournées en studio), et un étonnant réalisme.
Trop méconnu aujourd’hui, John Brahm fait des merveilles, avec de magnifiques travellings dans ces ruelles d’habitudes désertes, mais ici grouillantes d’agitation : c’est la vie du Londres du début des années 1890, trépidante, pleine de poivrots, de chanteurs et de musiciens. Un lieu où la vie extravagante dissimule des blessures profondes, que les regards et les visages âbimés laissent entrapercevoir.
La faune qu’on y croise est bien plus fascinante que le personnage de l’inspecteur de Scotland Yard, joué impeccablement mais sans grande surprise par un George Sanders épris de la belle Merle Oberson. Ce couple romanesque (le flic et la danseuse) se voit volé la vedette par les gueules de White Chapell, comme Jenny, la vieille accordéoniste qui joue dans les bouges en échange d’un verre ; ou comme Mary, l’ancienne artiste qui a laissé passer depuis bien longtemps sa chance d’accéder à la gloire.
Ce sont ces seconds rôles, parfois très furtifs, qui font le poids de ce film, et qui rendent si vivant le fog londonien, qui dépasse pour une fois le simple élément de décor et de trouille. C’est aussi, bien sûr, Laird Cregar, énorme dans tous les sens du terme, qui fait d’ailleurs curieusement penser au jeune Orson Welles de Kane, engoncé dans sa rectitude et dans ses prothèses. Impressionnant, pathétique et effrayant, il a droit à de nombreux gros plans terrifiants qui créent le malaise : ce type adipeux est-il Jack l’Eventreur, ou n’est-il qu’une victime en quête de vengeance ?
L’acteur devait mourir subitement quelques mois plus tard, après avoir tourné un ultime film, Hangover Square, autre film brumeux et angoissant, toujours sous la direction de John Brahm.
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