Le Criminel (The Stranger) – d’Orson Welles – 1946
Bien sûr, il y a Citizen Kane, Le Procès, La Splendeur des Amberson, La Soif du Mal… Mais on aurait tort de mésestimer ce « simple » film noir souvent oublié dans la liste des chef d’œuvre de Welles, mais qui fait bel et bien partie de ses réussites majeures. Il faut dire que le cinéaste lui-même évoquait Le Criminel comme un film anecdotique dans sa carrière. Mais Welles, comme d’autres grands cinéastes (Von Stroheim ou Hitchcock par exemple) avait la dent dure avec certains de ses films, et souvent bien trop dure.
Il faut dire que l’époque de ses débuts semble déjà loin : plus jamais il n’a eu (ni n’aura) la liberté totale sur ses films comme il l’a eue pour Citizen Kane. Victime des coupes brutales imposées par ses producteurs, et à des difficultés de plus en plus grandes à monter ses films, Welles accepte pour la première fois de réaliser un film de commande, et de se plier aux règles d’un genre bien établi. Mieux (ou pire) : le film entre dans le cadre des productions patriotiques nées de la seconde guerre mondiale.
Le conflit est terminé, mais la communauté internationale observe avec passion le sort réservé aux anciens bourreaux nazis. Hollywood y tient son rôle (comme elle l’avait fait pendant le conflit), et produit de nombreux films consacrés à la traque des nazis (Pris au piège par exemple). Celui-ci en fait partie, et applique à cette traque une intrigue qui ressemble étrangement à celle au cœur de L’Ombre d’un doute d’Hitchcock : un inspecteur soupçonne le paisible notable d’une petite ville d’être le criminel (en l’occurrence un important dirigeant du Reich) qu’il recherche.
On le voit, le projet de Welles semble hyper balisé. Pourtant, le résultat est un pur film wellesien, un chef d’œuvre porté par la prestation d’un trio d’acteurs fabuleux (Welles lui-même dans le rôle glaçant du nazi, Edward G. Robinson royal, et Loretta Young sublime dans le rôle le plus complexe, celui de la femme tiraillée entre son amour et sa répulsion pour cet homme dont elle ignorait le passé) et surtout par la mise en scène exceptionnelles du cinéaste.
Mouvements de caméra envoûtants, noir et blanc profond, ombres inquiétantes… Welles annonce déjà avec génie le travail qu’il effectuera sur La Dame de Shanghai, son film suivant. Le plan le plus insignifiant prend une dimension particulière grâce au soin immense apporté à sa composition, les décors, les objets, les ombres… créant des cadres dans le cadre qui semblent emprisonnés ses personnages : le flic Robinson cerné par des ennemis invisibles, le monstre Welles qui voit sa nouvelle vie partir en vrille, et la douce Loretta Young tourmentée par ses horribles doutes…
D’une production modeste répondant à des impératifs immenses, Orson Welles tire l’un de ses grands chef d’œuvre, un film passionnant, terrifiant, et constamment fascinant.